Retour sur un projet de revitalisation du patrimoine culturel et de l’identité arménienne en Turquie, le Van Project, initié par l’ONG française Yerkir. Une recherche ethnographique et ethnomusicologique de trois ans sur les traces de fragments d’identité arménienne en Turquie.
En 2010, l’ONG française Yerkir Europe devenue depuis Yerkir – Think & Do Tank a lancé un vaste programme en direction de la société civile turque avec notamment la création de l’ensemble musical Van Project dont la mission était de faire revivre l’identité et le patrimoine arménien en Arménie Occidentale (actuel nord-est de la Turquie). Au commencement, le Van Project s’est articulé autour d’un groupe d’étude basé à Erevan et composé de professionnels de la musique traditionnelle arménienne, d’historiens, d’ethnologues et d’ethnomusicologues, sous la direction du maestro Norayr Kartashyan. Puis en novembre 2010, un ensemble musical, composé d’une quinzaine d’étudiants du Conservatoire de musique d’Erevan a été créé grâce à un partenariat avec le Conseil Régional Rhône-Alpes (France).
Afin de pérenniser l’enseignement de la musique traditionnelle arménienne, une part de recherche était nécessaire comme l’explique Norayr Kartashyan : « En Arménie, c’est la musique arménienne caucasienne qui est la plus courante. Celle-ci n’est pas une musique purement arménienne, mais une musique propre à la région. Dans ce cas, le problème était d’en dégager la musique folklorique proprement arménienne. En Arménie, même les chants « ghoussanakan » (de trouvères) posent problème car ils ont là encore une grande sphère d’extension et subissent l’influence caucasienne. Nous avons voyagé vers la Petite Arménie (Pokr Hayk) actuellement en Turquie, là, nous avons écouté différentes musiques que nous avons recensées. On a été au Hamchène où là encore nous avons fait des recensements. Je ne parle même pas de la cornemuse arménienne (dgzar ou barkabzoug) qui est un instrument très intéressant, actuellement en grand danger de disparition. En Arménie ils ne sont que trois à en jouer. On l’a étudiée autant que possible, on a rencontré les musiciens en question, nous avons acheté des cornemuses du Hamchèn (tulum), afin de les comparer et on a recomposé l’instrument».
Turquie, sur les traces de l’héritage arménien
Plusieurs missions ont été réalisées en Turquie, entre 2011 et 2013, ou l’ensemble musical Van Project, accompagné de groupes d’experts (turcologues, ethnologues, ethnomusicologues) d’Arménie et de la diaspora, ont été à la rencontre des crypto-Arméniens du Dersim et des Arméniens islamisés Hamchens. Sillonnant les routes de l’est de la Turquie, le groupe a ainsi participé à plusieurs festivals de musique (Dersim, Diyarbakir, Malatya, Van, Istanbul) où ils ont pu se produire devant des milliers de personnes très enthousiastes à la vue de cette formation unique en son genre.
Ces périples ont aussi été l’occasion de rencontrer de nombreux musiciens turcs, kurdes, zazas ou hamshens et partager des moments forts tant au niveau musical qu’humain. La découverte d’un héritage arménien dans les traditions musicales turques et kurdes est aussi l’un des éléments importants de ce voyage comme le souligne cette anecdote de Norayr Kartashian: « À Kharpet nous avons rencontré un clarinettiste à qui nous avons demandé qui était son maître (varped). Il a dit que c’était son père. Je lui ai demandé : « Et qui était le « varped » de ton père » ? Il a répondu que c’était un Arménien, « varped Haroutioun ». Ou encore celle ci, témoignant de la prégnance de l’identité arménienne dans les territoires de l’Est de la Turquie : « Je me rappelle également de ce jeune joueur de saz que nous avons rencontré durant un échange avec des musiciens zazas au Dersim et qui se liera d’amitié avec les musiciens du « Van Project ». Il nous a suivi durant tout notre séjour car son père, apprenant qu’il avait rencontré des Arméniens, lui avouera que sa grand-mère était arménienne et lui donna la seule chose qui restait d’elle : sa croix, qu’il porte désormais autour du cou. Ce genre de faits montre qu’il y a des traces arméniennes partout».
Quant aux recherches ethnomusicologiques, elles ont aussi été fructueuses avec notamment la réalisation de centaines d’enregistrements sonores et visuels d’une valeur inestimable qui vont servir à de plus amples recherches. Margarita Sarkissian, ethnomusicologue de l’Université d’Erevan, qui participa aux missions en Turquie souligne l’importance cruciale d’un tel projet : « Jusqu’à ce que j’aille en Turquie, beaucoup de mes amis musiciens me disaient qu’on n’avait pas encore fait ce travail en Arménie-même, alors pourquoi aller voir ailleurs ? Mais là-bas, la situation est véritablement cruciale. Il faut y concentrer notre attention car tout s’y recouvre très vite d’oubli et nous sommes devant un danger de disparition. Ici (en Arménie), les groupes de chants et danses traditionnels maintiennent l’héritage musical arménien à un haut niveau, contrairement à là-bas où les éléments identitaires arméniens sont menacés de disparition». Ces différentes rencontres en Turquie ont permis d’établir des collaborations avec la mairie de Diyarbakir qui a accueilli le Van Project en septembre 2012 pour une résidence musicale d’une semaine. Des workshops ont permis de faire travailler et étudier ensemble les musiciens du Van Project avec ceux du Conservatoire Aram Tigran de Diyarbakir.
Au cours de ces trois années, le Van Project a pu réhabiliter des instruments et des musiques arméniennes, mais il a aussi permis de faire revivre l’identité arménienne en Turquie et de créer des liens inédits entre des populations qui n’avaient pas ou peu de contacts entre elles auparavant. Près de cent ans après le Génocide arménien, l’action de Yerkir Europe prouve que bien des choses restent à entreprendre sur ces terres restées trop longtemps en friche depuis 1915 et que l’identité arménienne peut y être réimplanté.