Directeur du Global Political Trends Center (GPoT), institut de recherche de l’Université d’Istanbul Kültür.
Pour Mensur Akgün, la nature des relations d’Ankara avec l’Azerbaïdjan est l’obstacle majeur au rapprochement de la Turquie et de l’Arménie. Selon lui, lorsque l’Arménie se rapproche de la Russie, l’Azerbaïdjan fait de même avec l’Occident. Bakou s’enrichit tandis qu’Erevan s’appauvrit. Pour Akgün, des avancées à propos des régions du Haut Karabagh pourraient permettre de contourner ces obstacles.
REPAIR : Comment peut-on définir l’état actuel des relations entre la Turquie et l’Arménie ? La visite de Davutoglu en Arménie en décembre 2013 a t-elle changé la donne ?
Mensur Akgün : Elles sont véritablement au réfrigérateur. Vous savez, deux protocoles ont été signés. Ce processus a été lancé par l’élection d’Obama à la présidence des Etats-Unis et les déclarations de celui-ci et de Nancy Pelosi. Il y avait une pression sur la Turquie. L’Arménie s’est rendue compte que les choses pouvaient tourner mal après la catastrophe de 2008 en Géorgie. Et les deux protocoles ont été signés en 2009. Mais depuis, les relations sont au réfrigérateur. Plusieurs raisons peuvent être évoquées. Selon le discours officiel, la référence faite au génocide dans le verdict de la Cour constitutionnelle d’Arménie en est responsable. Mais en réalité, le problème provient de la nature des relations Turquie-Azerbaïdjan. Vraisemblablement, la Turquie a minimisé la réaction de l’Azerbaïdjan.
Lors des pourparlers sur les Protocoles, les pays garants ont promis de faire pression sur l’Azerbaïdjan et l’Arménie pour obtenir une avancée dans le sens d’une résolution du conflit du Haut-Karabagh, et en particulier de celui de deux régions, selon les principes de Madrid. Mais ces promesses n’ont pas été tenues. L’Arménie ne veut pas y toucher. Pour la Russie, la poursuite du conflit sert ses intérêts stratégiques. L’accord sur l’union douanière et le rapprochement de l’Arménie avec la Russie a pu être possible de cette manière. Si une avancée pour la résolution du conflit du Haut-Karabagh avait été faite, l’Arménie n’aurait pas besoin de la Russie. Les Etats-Unis ne veulent pas y toucher car, d’une part, il y a un fort lobby arménien et, d’autre part, ils ont des intérêts pétroliers en Azerbaïdjan. Je l’ai affirmé aux responsables du ministère des Affaires étrangères aux Etats-Unis : « Pourquoi ne mettez vous pas de côté vos intérêts en Azerbaïdjan ? Vous avez le pouvoir de le faire. Même si l’Azerbaïdjan boycotte toutes vos entreprises, cela ne vous affectera pas. Or nous sommes plus vulnérables face à un tel boycott ». Lorsqu’on affirme ceci, personne ne répond. Même tableau pour les Anglais et les Suisses. Il y a un pays qui génère beaucoup d’argent avec ses importantes réserves de pétrole et de gaz en face de vous. Et du point de vue de la Turquie, c’est un pays considéré comme un frère.
La question du génocide était la force motrice du processus des Protocoles, mais le vrai problème provenait des conflits régionaux. J’ai pu l’observer lors de la visite du ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu à laquelle j’ai été invité à participer. Lorsqu’il y a un espoir de normalisation des relations entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, la Turquie fait aussi des efforts pour développer ses relations avec l’Arménie.
Est ce principalement l’Azerbaïdjan qui lie les mains de la Turquie ?
Essentiellement, oui. La question du génocide ou la référence faite à celui-ci dans le préambule de la constitution arménienne est parfois évoquée. Mais ce n’est pas vrai.
Ce sont des prétextes ?
Non, ce sont des sujets débattus. Mais je pense que la question essentielle se trouve dans le discours que Davutoglu n’a pas pu faire à Zurich. Les questions régionales sont aussi liées aux relations Turquie-Arménie. S’il y a un retrait des troupes quelque part, si les présidents azéris et arméniens se serrent la main et sourient -comme vous le savez, ils rient tous les deux difficilement- les relations Turquie-Arménie changeront aussi. Mais cela devient de jour en jour plus difficile. La société civile tente de jouer un rôle pour développer les relations en Turquie et en Arménie, mais en s’approchant de la Russie, l’Arménie s’éloigne de la Turquie. C’est un problème. Lorsque l’Arménie s’approche de la Russie, l’Azerbaïdjan s’approche de l’Occident. Bakou s’enrichit tandis qu’Erevan s’appauvrit. De tous les points de vue, le gouffre s’agrandit. Il me semble que seules des avancées à propos des régions du Haut Karabagh pourraient permettre de contourner ces obstacles.
Pourquoi la Turquie est-elle si dépendante de l’Azerbaïdjan? La dépendance énergétique est-elle la seule raison ?
La raison est essentiellement économique, mais aussi politique. La Turquie se définit par une identité ethnique, nationale. Elle voit l’Azerbaïdjan comme une partie de cette identité ethnique. En plus, elle la considère comme la porte d’entrée de l’Asie. En face de tout cela, l’Arménie n’a pas énormément de choses à offrir. Economiquement, c’est un pays pauvre. Selon les recherches, l’ouverture des frontières ne peut permettre une capacité de commerce dépassant 150 millions de dollars. Lorsqu’on prend en compte tout cela, le coût de mettre en colère l’Azerbaïdjan est très élevé. Quant à la question du génocide, au fur et à mesure que la Turquie commence à débattre sur ce sujet et qu’elle avance sur un chemin de réconciliation avec son passé, elle s’éloigne de l’Arménie. Car la seule manivelle de l’Arménie disparait ainsi. Lorsque la Turquie demandera officiellement pardon ou fera construire un monument, celle-ci n’existera plus. Du point de vue de la Turquie, la peur qui avait ouvert la voie des Protocoles en 2009 aura disparu.
Faire face à 1915 ne facilitera donc pas le rapprochement de la Turquie de l’Arménie ?
L’Arménie, de son point de vue, pourra s’approcher la Turquie, mais pour la Turquie la question n’a jamais été 1915.
Quel est alors l’effet de 1915 sur les relations Turquie-Arménie ?
La raison de la signature des Protocoles de 2009 se trouve dans les événements de 1915 que la Turquie qualifie de tragédie et l’Arménie de génocide. Mais le processus des Protocoles n’a pas été lancé à cause d’une tristesse exprimée par rapport à ces événements, mais pour trouver une voie après l’élection d’Obama et les déclarations de Nancy Pelosi sur une éventuelle reconnaissance du génocide par les Etats-Unis. Les relations avec l’Arménie ont été développées et la Turquie a déclaré qu’elle allait reconnaitre le résultat de la sous-commission internationale des historiens prévue par les Protocoles. De cette manière, Ankara a allégé le poids sur ses épaules et a déclaré au monde qu’une avancée sur la question du génocide allait être effectuée. La condition non déclarée du développement des relations bilatérales était la baisse de la tension entre l’Azerbaïdjan et de l’Arménie. Le discours que Davutoglu n’a pas pu faire lors de la signature des Protocoles indiquait cette condition. La Turquie a commencé à faire face, à connaitre et à voir que son passé n’est peut-être pas si brillant qu’on le dit et qu’il y a eu des crimes qu’on peut qualifier de génocide. Le résultat naturel de ce processus serait la demande de pardon prononcé par le Premier ministre, le Président de la République ou un autre responsable gouvernemental, comme on l’a vu à propos de Dersim. On peut s’attendre à la construction d’un monument a l’issue de ce processus.
Un tel développement soulagerait la pression sur la Turquie à propos du génocide. Mais paradoxalement, cette nouvelle situation ne permettrait pas la normalisation des relations avec l’Arménie. Elle ne ferait qu’accroître la pression sur l’Arménie qui sera poussée à quitter les territoires qu’elle occupe. Il ne faut pas oublier que l’écart entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’ouvre de jour en jour. Lorsqu’un des deux pays s’enrichit, l’autre devient relativement plus pauvre. Un d’entre eux s’approche de la Russie, tandis que l’autre devient plus proche de l’UE et des Etats-Unis. Le sujet de l’Arménie ne se trouve pas du tout en tête de l’ordre de jour des relations entre la Turquie et les Etats-Unis. La question du génocide a une importance, mais si la Turquie reconnait de manière plus affirmée la tragédie de 1915, elle ne fera plus partie de l’ordre du jour. Les relations seront lors entièrement laissées à l’initiative de l’Azerbaïdjan.
Il faut que l’Arménie soit consciente de cette réalité pour que quelque chose soit fait et que les relations soient normalisées. Car l’Arménie s’approche de plus en plus de la Russie tandis qu’elle s’éloigne de la Turquie. Cela signifie qu’il y aura moins de démocratie et que le pays se positionnera ailleurs. Bien sûr qu’il ne faut pas que l’Arménie rompe ses relations avec la Russie, mais qu’elle retourne au Conseil de l’Europe, qu’elle développe des relations avec les Etats-Unis et l’OTAN. Il faut qu’elle fasse plus d’efforts pour faire partie de l’OSCE, pour que mes amis en Arménie ne subissent plus les mêmes choses, pour qu’ils ne soient pas battus parce qu’ils ont critiqué le rapprochement du pays avec la Russie.
Est-ce que la situation peut changer en 2015 ? Les relations Turquie-Arménie peuvent-elles être à l’ordre du jour des pays occidentaux ?
Cela dépend de la Turquie. Si celle ci peut faire face à son passé en disant : « Oui, peut-être qu’il y a eu vraiment un génocide, mes ancêtres ne sont pas si innocents qu’on le dit », il ne se passera rien. La Turquie avance d’ailleurs dans ce sens. Je ne sais pas si elle exprimera sa tristesse, si elle demandera pardon, mais la Turquie avance vers une reconnaissance de la tragédie et l’acceptation du fait que des crimes individuels qui peuvent être qualifiés de génocide selon le deuxième article de la convention de 1948 ont pu être commis.
Est-ce qu’il y a encore beaucoup de chemin à faire pour arriver à ceci ?
En 2015, ces débats peuvent tellement s’accélérer qu’il peut y avoir un tournant. Un Premier ministre ayant 50% des voix, peut aussi l’affirmer, comme il l’a fait à propos de Dersim.
D’autre part, l’influence de l’Azerbaïdjan s’accroit de plus en plus en Turquie. Jusqu’à organiser des manifestations en plein centre d’Istanbul.
On évoque un investissement de 17 millions de dollars des entreprises azéries en Turquie. Et ce sont uniquement des investissements visibles. Les entreprises turques ont autant d’investissements ou d’avoirs en Azerbaïdjan. Il y a donc une dépendance mutuelle.
Vous prévoyez à terme des avancées possibles ?
Je ne peux rien prévoir. Un des ex-ministres des Affaires étrangères d’Arménie avait dit : « À chaque fois qu’on s’approche d’une solution, l’Iran ou la Russie intervient ». Si l’Iran se réconcilie avec l’Occident, un important facteur sera écarté. Mais il y a la Russie. Elle ne voudra pas sacrifier ses intérêts dans la région caspienne. Il y a des soldats russes à la frontière arméno-turque. Nous sommes donc officiellement voisins avec la Russie. L’OTAN encercle la Russie. Elle ne voudra pas perdre en plus le Caucase. Si elle le perd, on ne sait pas ce qui peut arriver au Daguestan, en Tchétchénie. Il faut une volonté politique très forte en Arménie pour que l’équilibre puisse changer. Comme lors du changement de mentalité en Turquie à propos de Chypre au début des années 2000, où nous avons vu que la non résolution n’était pas une solution, une rupture épistémologique dans les connaissances en Arménie et en diaspora peut permettre de changer les choses.
Dans les pays qui viennent d’obtenir leur indépendance, le nationalisme peut être très fort. A l’image des années 30 en Turquie, c’est aussi le cas en Arménie. On ne voit pas les réalités, on vit dans la nostalgie. S’il n’y a plus de question du génocide, l’unité de l’Arménie pourrait être en danger. Il y a des oligarques, des injustices dans la distribution des revenus, l’industrie est inexistante, il y a beaucoup de problèmes en Arménie. Mais il y a une couverture qui les cache, la couverture du génocide. Si la Turquie le reconnait, cela leur posera des difficultés. La suppression de ce genre d’obstacles devant la démocratisation sera bénéfique pour l’Arménie. Elle ne sera plus un pays uniquement indexé à ce que dit la Turquie et aux relations Turquie-Azerbaïdjan, elle deviendra culturellement plus riche. La seule clé de ceci se trouve dans la realpolitik. Il faut qu’une autorité politique puisse dire non au déroulement actuel des choses.