Journaliste, correspondant du journal « Le Monde » à Istanbul
Six ans ont passé depuis la mort de Hrant Dink, un après-midi d’hiver, à Istanbul, sur le large trottoir de l’avenue Halaskargazi, devant l’immeuble abritant l’hebdomadaire arméno-turc Agos. Six ans qu’il a été terrassé par la haine anti-arménienne. Dans les locaux du journal, son bureau encombré est resté quasiment intact. A l’entrée d’Agos, une double porte blindée a été installée. Le petit journal qu’il avait fondé dans les années 90, a survécu à Hrant et, mieux encore, s’est développé, enrichi, a gagné en visibilité. Le nombre de ses abonnés a explosé et la compagnie aérienne Turkish Airlines lui a même donné le droit de figurer sur les présentoirs de l’aéroport, aux côtés des journaux turcs. Une reconnaissance inespérée.
En six ans, depuis ce tragique 19 janvier, la Turquie a beaucoup changé. Le pays a gagné en assurance, s’est développé économiquement, s’est hérissé de tours, de mosquées et de centres commerciaux. Recep Tayyip Erdogan a remporté deux élections de plus, mis l’armée au pas… Et la question arménienne qui hante la Turquie depuis 1915 a indéniablement gagné en visibilité. Un coin du tabou fondateur de la république turque a été levé, les histoires orales et écrites, les projets culturels foisonnent. La mort de Hrant Dink a créé un électrochoc, soulevant une émotion insoupçonnable pour la mort d’un Arménien. Le jour des funérailles, près de 100 000 personnes avaient pris place dans ce cortège funèbre qui accompagnait le journaliste au cimetière. Serrée par la douleur, cette foule endeuillée brandissait les petits panneaux ronds et noirs devenus célèbres portant l’inscription, en turc, en kurde et en arménien : « Nous sommes tous Hrant. Nous sommes tous arméniens ». Là encore, cette réaction spontanée fut une surprise, réconfortante pour les milliers d’Arméniens d’Istanbul pétrifiés par la peur. Un espoir pour tous les démocrates turcs et pour les amis de Hrant Dink. Sa mort, au moins, aura peut-être servi à quelque chose se disait-on en 2007.
A l’époque Ani et Garabet Balikçi, un couple d’Arméniens d’Istanbul, n’avaient pas osé aller manifester. A vrai dire, cela ne leur avait même pas effleuré l’esprit. Quand on est Arménien en Turquie, à moins d’avoir le courage et le charisme de Hrant Dink, on se tait, on se fait discret, on courbe l’échine. Hormis quelques jeunes activistes comme ceux de Nor Zartonk, les militants des droits de l’Homme, une poignée d’intellectuels et quelques fortes têtes, l’immense majorité des Arméniens de Turquie vit murée dans le silence et la solitude. Et cela, la mort de Hrant Dink n’y a rien changé. Les Balikçi n’ont participé ni au rassemblement devant Agos, organisé chaque 19 janvier ni aux commémorations publiques du 24-Avril, organisées pour la première fois en 2010 par l’Association des droits de l’Homme d’Istanbul (IHD) et par quelques intellectuels turcs sur la place Taksim. Ils avaient pourtant été frappés dans leur chair par la mort du patron d’Agos. En éliminant le porte-voix des Arméniens de Turquie, les meurtriers avaient lancé une menace implicite à toute la communauté, le reliquat des deux millions d’Arméniens qui vivaient en Turquie avant le Génocide. Mais depuis 2012, Ani et Garabet sont de toutes les manifestations. La famille n’a plus rien à perdre.
Ce qui a changé pour les Balikçi depuis la mort de Hrant Dink, c’est qu’ils ont perdu leur fils. Sévag, un garçon de 20 ans, effectuait son service militaire obligatoire dans une caserne isolée de la région de Batman. Il a été abattu par balles le 24 avril 2011, le jour de Pâques et le jour de l’anniversaire du déclenchement du Génocide, par l’un de ses congénères, Kivanç Agaoglu, un jeune militant lié au BBP, un parti d’extrême droite. « Un Arménien tué un 24-Avril en Turquie, tout le monde sait très bien ce que cela signifie », s’insurgeait un ami de la famille sur la tombe du jeune homme à Sisli. Sévag est l’une des dernières victimes du Génocide arménien, un processus qui se poursuit tant que les horreurs du passé n’ont pas été reconnues, digérées. Six ans après, la haine arménienne tue encore. « Avec Hrant Dink, cela faisait 1 500 000 +1. Avec mon fils, ça fait 1 500 000 +2 », résume Ani, la mère endeuillée.
Comme pour Hrant Dink, les autorités ont cherché à minimiser la portée du meurtre. Des pressions ont été exercées sur les témoins et sur la Justice. « Il y a beaucoup de similitudes entre les deux affaires », estime l’avocat Cem Halavurt qui a travaillé sur les deux dossiers. Beaucoup de ressemblances entre Ogun Samast et Kivanç Agaoglu, deux jeunes Turcs biberonnés au nationalisme et au racisme anti-arménien. Ogun Samast a été condamné mais comme un tueur isolé, ayant agi seul ou presque. Les hauts fonctionnaires mis en cause par l’avocate Féthiyé Cetin n’ont jamais été inquiétés ni même auditionnés. Certains responsables de la police ou des renseignements ont été promus. Le gouverneur Muammer Güler est devenu ministre de l’Intérieur. Dans le cas de Sévag, c’est un tribunal militaire qui est chargé de juger le tireur. Kivanç Agaoglu, comparaît libre, à chaque audience, face aux parents de la victime. Le procureur a requis entre deux et six ans de prison ferme. Ce qui serait une peine bien légère pour un possible crime raciste qui remue 100 ans d’histoire.
Plus choquant encore, le gouvernement a nommé au poste de médiateur de la république (ombudsman), une fonction créée pour satisfaire les critères démocratiques de l’Union européenne, un ancien juge de la cour de Cassation Mehmet Nihat Ömeroglu. Ce même juge avait été l’un de ceux qui avaient condamné Hrant Dink pour insulte à l’identité turque au titre de l’article 301 du code pénal turc. Signe que les réseaux paraétatiques soupçonnés d’avoir commandité le crime, sont encore bien vivants et bénéficient toujours d’une certaine complaisance des autorités. Signe que l’idéologie qui a pris Hrant Dink pour cible n’a guère faibli.
La série d’agressions contre des vieilles dames arméniennes du quartier de Samatya, au cours de l’hiver dernier, a encore un peu plus renforcé cette peur qui taraude les Arméniens de Turquie. Une octogénaire a été retrouvée égorgée, une autre a perdu un œil. Les autorités ont rapidement rejeté la thèse de crimes racistes affirmant qu’il s’agissait de l’acte d’un voleur. Trois mois après les faits, la police a arrêté un suspect, un Arménien d’Istanbul, âgé de 38 ans. Rassurant, en apparence. Pourtant l’affaire n’est pas encore totalement élucidée et l’arrestation est loin d’avoir apaisé les peurs.
L’assassinat de Hrant Dink a éveillé certaines consciences. Mais il a aussi revigoré les vieux démons nationalistes. Le 24 Avril 2010, lorsque quelques centaines de citoyens turcs se rassemblèrent sur la place Taksim, derrière un message pourtant très prudent : « Nous partageons cette peine », quelques grappes de militants du Parti des travailleurs, d’autres des foyers Alperen, liés au BBP, hurlaient leur haine de l’autre côté de la place. Pour séparer les deux groupes, on avait enfermé les manifestants pacifiques dans une cage de barrières métalliques, tandis que les militants extrémistes étaient libres de leurs allées et venues. On objectera que ces groupuscules nationalistes ne représentent pas grand-chose électoralement. Mais que pèsent réellement les démocrates et les Turcs éclairés dans ce débat? Si les 30 000 signataires de la pétition lancée en 2008 par quelques intellectuels turcs pour « demander pardon » aux Arméniens avaient provoqué un sursaut citoyen remarquable, que penser des 120 000 signatures rassemblées en deux temps trois mouvements par l’Azerbaïdjan pour la reconnaissance du « génocide » de Khojali ? Si la visibilité qu’a gagnée Agos< et les éditoriaux de Turcs éclairés comme Orhan Kemal Cengiz ou Ali Bayramoglu constituent un réel progrès, que penser des campagnes racistes et des préjugés anti-arméniens véhiculés à longueur de pages, en toute impunité par la presse grand public et par certains députés du parti au pouvoir ?
Et si les 100 000 qui participaient aux funérailles de Hrant Dink en 2007 étaient un raz-de-marée, comment qualifier les 200 000 personnes qui ont envahi le centre d’Istanbul en février 2012 à l’occasion du 20e anniversaire des massacres de Khojali ? « Nous sommes tous de Khojali », « Vous êtes tous Arméniens, vous êtes tous des bâtards », scandaient-ils. Le préfet et le ministre de l’Intérieur ont apporté leur caution à ce déferlement hostile, annoncé à grands renforts de publicité par la Mairie d’Istanbul. Les slogans étaient inscrits sur de petits panneaux ronds, comme ceux des amis de Hrant Dink. L’inversion des rôles, si caractéristique de l’outrage négationniste.
Cette manifestation anti-arménienne, en grande partie financée par les pétrodollars azéris, a consacré ce que le politologue Cengiz Aktar a appelé la « sous-traitance de la politique arménienne de la Turquie à l’Azerbaïdjan ». Tirant profit de sa rente pétrolière et gazière, le régime Aliev a diffusé dans toute l’Europe sa propagande anti-arménienne et pesé sur la politique intérieure turque. En pratiquant le chantage énergétique, Bakou est parvenue à faire capoter la diplomatie du football. Après la signature sans lendemain des protocoles entre la Turquie et l’Arménie, l’espoir d’une normalisation des relations s’est évanoui. A l’approche du centenaire du Génocide, en 2015, les positions se sont figées. Le mince espoir né du sursaut citoyen dans les mois et années qui ont suivi la mort de Hrant Dink, semble aujourd’hui bien ténu.