Directeur du conseil scientifique du musée du génocide arménien
Hayk Demoyan, fait le bilan des relations Arménie-Diaspora et constate que le monde arménien traverse une crise profonde. De son point de vu l’échec d’un développement de ces relations est la conséquence d’une crise des élites à la fois en Arménie et dans la Diaspora. Des modèles obsolètes ont été perpétués incapables de proposer la moindre avancée en diaspora et dans ses relations avec l’Arménie. Hayk Demoyan tire la sonnette d’alarme face aux nouveaux périls et défis à surmonter face auxquels le monde arménien montre une totale impréparation.
J’ai observé une scène intéressante à bord d’un vol Erevan-Paris, alors que je voyageais vers Boston à la mi-août. Une jeune mère de trois enfants essayait de les convaincre de reprendre la lecture de l’Histoire de l’Arménie de Movses Khorenatsi, qu’ils avaient interrompue en milieu du volume. C’était exactement la même édition de 1968 que j’avais lue moi-même à 14 ans. Malgré tous les efforts de leur mère, les jeunes assis devant moi ne voulaient rien entendre, préférant au livre leurs iphones et leurs tablettes.
Dix jours plus tard, j’ai eu la surprise d’entendre à nouveau mentionner Khorenatsi. Lors de son discours à la cérémonie de remise des diplômes des institutions d’enseignement militaire, le 28 août, le Président Serge Sarkissian citait cet aphorisme bien connu de Khorenatsi qui, au début de son Histoire de l’Arménie, affirmait que nous, Arméniens, sommes « petits en nombre et vulnérables ». Mais immédiatement il y ajouta une réserve : « … Oui, nous sommes petits, mais aussi puissants, forts des caractères unifiés d’une nation et d’une famille puissantes… »
Rappelons que la situation des Arméniens au Ve siècle est décrite en termes très sombres à la fin du vénérable ouvrage de Khorenatsi, la partie qui attendait toujours l’attention de la femme et ses enfants à bord de l’avion. Il s’agit de la déploration de Khorenatsi devant la réalité arménienne peu après la perte de sa souveraineté, à la fin de la dynastie Arzrouni. Le père fondateur de l’historiographie arménienne a fourni une description synthétique de la situation de l’État et du peuple arméniens, en bref, le tableau d’une crise nationale.
Les vestiges des rois Arzrouni ont été découverts par des archéologues dans le village arménien d’Aghdsk et récemment présentés discrètement en la présence de l’ancien Président du Parlement et d’autres politiques. Là furent enterrés les ossements des rois Arzrouni au IVe siècle, rapportés par l’armée perse peu après son invasion de l’Arménie. Le symbolisme est-il trop lourd ? Peut-être. Serait-ce là un signe d’une nouvelle perte de souveraineté que nous devons affronter ? La triste réalité est, qu’en tant que nation, nous sommes à présent divisés plutôt qu’unis, et les preuves de ce fait abondent. Loin de moi l’intention d’être un historien arménien contemporain auteur d’une autre déploration des réalités arméniennes du XXIe siècle, mais en même temps je ne peux pas me taire devant l’état des lieux à la fois en Arménie et dans la Diaspora, qui est très éloigné des faux-semblants artificiellement cultivés par les publicistes du Président et de tous ceux qui s’accommodent de la situation actuelle.
On peut qualifier la situation présente entre l’Arménie et la Diaspora comme une crise profonde au niveau des élites, conséquence objective de relations immatures et fallacieuses, sans stratégie ni plan d’actions clair sur le long terme. Il y a beaucoup de raisons de décrire ainsi la situation existante et point n’est besoin d’être académicien ni même versé en sciences sociales pour comprendre les raisons et les causes de cette crise.
L’échec d’un développement de relations mutuellement bénéfiques et confiantes au cours de ces vingt-cinq dernières années est la conséquence d’une crise des élites à la fois en Arménie et dans la Diaspora. L’affaissement de la vie politique et la corruption régnant en Arménie, les structures datées dont dépendent de nombreuses communautés diasporiques pour essayer de se maintenir ne sont pas les facteurs principaux de la crise actuelle. Le « monde arménien », concept propagé dernièrement au sommet de l’État n’a pas apporté de résultats substantiels en termes de programme unifié et de méthodologie à suivre, demeurant plus un exercice intellectuel qu’une stratégie claire. On peut s’accorder sur cette expression à condition de dire que l’Arménie est une chose avec la Diaspora et tout autre chose sans. Mais la triste réalité est que la souveraineté arménienne est totalement marginalisée dans la géopolitique régionale et mondiale, rejetée en tant qu’autorité décisionnaire unique en politique extérieure comme intérieure. L’Arménie est de fait isolée par ses alliés, ou soi-disant alliés, la rendant infiniment plus vulnérable qu’auparavant.
La méconnaissance mutuelle et la fausse rhétorique au service d’intérêts particuliers et auto-promotionnels ont accompagné l’essentiel des relations Arménie-Diaspora, marginalisant davantage l’icône fantasmée de « l’Arménie forte de sa Diaspora », celle à laquelle nous aspirions tous dans les premières années de l’Indépendance. Aujourd’hui, les preuves sont là d’un éloignement, plutôt que d’un rapprochement entre la mère-patrie et les communautés arméniennes à travers le monde. L’Arménie, de son côté, a échoué à devenir un aimant et un foyer attirant pour ces communautés diasporiques. Inquiètes devant une souveraineté arménienne dépendante et faible, ces dernières ont aussi préféré rester dans leurs mondes respectifs au lieu de s’employer à renforcer une Arménie réelle, sur les plans politique, économique et bien sûr militaire. Au lieu de cela, une patrie imaginaire prévaut encore dans la plupart des cercles intellectuels et politiques de la Diaspora. Ces 25 dernières années n’ont pas été suffisantes pour transformer les schémas de pensée de l’élite diasporique d’une patrie symbolique et imaginée en un pays véritable – importante et seule condition préalable au développement de stratégies ultérieures du monde arménien dans sa globalité. Une pensée confuse, méfiante et dispersée a empêché la Diaspora d’être le SEUL allié fiable de la mère-patrie, en la poussant vers un environnement où elle s’est trouvée isolée et négligée.
Au cours des 25 dernières années, il n’y a eu aucune tentative de mettre en œuvre une structure qualitativement nouvelle propre à assurer la sécurité effective de l’Arménie et des communautés diasporique en tant qu’entité stratégique unie. Au lieu de cela ont été perpétués des modèles obsolètes incapables de proposer et de réaliser la moindre avancée à la fois dans les communautés diasporiques et dans leurs relations avec l’Arménie. Des structures partisanes subsistantes, des animosités séculaires, des églises divisées et un gâchis inconsidéré d’énormes ressources pour rien – voici la situation à laquelle nous faisons face aujourd’hui.
Tout en s’exprimant au nom de la Diaspora, la plupart des leaders de communautés se placent d’emblée en opposition à l’Arménie au lieu d’essayer d’exprimer leurs affinités et leur soutien. Ces penchants vers une opposition systémique périlleuse sont apparus clairement pendant la période protocolaire arméno-turque, qui a mis en évidence l’absence totale de dialogue entre l’Arménie et les différentes communautés du monde, en tout cas au niveau de l’élite. Les raisons d’une telle attitude sont à la fois subjectives et objectives. L’Arménie, à présent engluée dans une corruption et une violation des droits humains généralisées, a donné naissance à la formule : « Je ne concéderai rien à l’Arménie. » Pendant que beaucoup préféraient se protéger ou se rassurer derrière de tels mantras et slogans au lieu d’agir, d’autres optaient pour le tourisme ou une attitude de mentors à l’égard de compatriotes post-soviétiques tandis qu’ils séjournaient en Arménie et tentaient de redéfinir leur identité.
En 2009, le Ministère de la Diaspora n’a pas su produire de plan de partenariat stratégique ni de feuille de route globale guidant les relations Arménie-Diaspora. À la place, des réjouissances de type Komsomol soviétiques associées à des remises de prix et cérémonies à rallonge ont causé – ou plus exactement ont délibérément provoqué — une marginalisation des relations entre Arménie et Diaspora. Il est tout à fait évident qu’une des fonctions du Ministère de la Diaspora était de garder les Arméniens de la diaspora à l’écart de toute implication forte et efficace dans les affaires extérieures ou intérieures d’Arménie. Pourtant, une telle présence effective était d’une importance vitale pour limiter les désastres politiques en Arménie et exercer une influence positive en politique internationale en faveur de la mère-patrie.
Doit-on attendre la moindre avancée lors des 6e rencontres Arménie-Diaspora des 18-19 septembre 2017 ? Non, sans le moindre doute. Les 5 derniers forums ont montré qu’en toute logique de tels rassemblements sont plutôt conçus comme des voyages organisés pour touristes de la diaspora désireux de profiter de la douceur automnale en Arménie. Les participants ne sont guère soucieux de promouvoir l’élaboration de politiques de développement des relations Arménie-Diaspora à court ou long terme ni de défendre la sécurité de l’Arménie en particulier et des relations Arménie-Diaspora en général.
Le congrès Arménie-Diaspora n’apportera guère de progrès dans ces relations stratégiquement cruciales quoique négligées et sous-estimées. Des deux côtés, on se gardera bien d’ouvrir tout débat intellectuel oral où apparaîtrait quelque critique des dangereuses faillites de l’Arménie et des communautés diasporiques. Un tel consensus est une stratégie orchestrée de longue date entre les parties, qui préfèrent la rhétorique patriotique et les slogans faciles à une discussion ouverte et posée. Le document préparatoire diffusé il y a un an pour monter le Comité arménien est dépassé, ne reflétant pas les difficultés actuelles de la crise des relations Arménie-Diaspora et ne suggérant rien pour les surmonter.
Il est attristant de constater qu’après avoir subi d’énormes souffrances et pertes humaines, le bouleversement de millions de destinées et l’émigration massive d’Arménie, nous voilà devant de nouveaux périls et défis à surmonter face auxquels nous montrons une totale impréparation.
Mesdames, messieurs, nous traversons une crise profonde. Cette crise politique, religieuse et intellectuelle au niveau des élites pourrait avoir des conséquences désastreuses dans un proche avenir si nous ne parvenons pas à la comprendre et à encourager une nouvelle génération de décideurs à s’engager dans la mise en œuvre de politiques de renforcement du monde arménien. Cette nouvelle génération de décideurs n’est plus celle endoctrinée par la haine politique pour servir des intérêts à courte vue, ni des clones apparatchiks de type soviétique calibrés pour reproduire les vieux modes de pensée.
Il est grand temps, 1400 ans après Khorenatsi, de cesser de nous plaindre de notre faiblesse et notre vulnérabilité et de prendre de vraies mesures pour lutter contre l’effondrement du monde arménien.