La capitulation de Nigol Pashinyan en novembre 2020 a mis en exergue les erreurs stratégiques des Arméniens depuis les trois dernières décennies. Pertes territoriales, dépeuplement et déclassement de l’Arménie, assimilation en diaspora, réduisent de toute part l’espace arménien. Dans ce marasme, il existe pourtant des marges de manœuvre pour reprendre pied dans des territoires inattendus, par exemple ces populations crypto-arméniennes en Turquie, où il existe une possibilité de faire renaître l’identité arménienne sur son territoire originel.
L’idée selon laquelle les Arméniens peuvent faire renaître leur identité sur leur territoire ancestral, en Turquie, pourrait paraître saugrenue face aux immenses chantiers qui les attendent depuis la défaite d’Erevan en 2020 et les situations de crises qui en découlent. Mais cette perspective porte aussi les germes d’une redéfinition du rapport aux territoires arméniens et de l’identité arménienne, d’une structuration transnationale, dont la diaspora et l’Arménie ont besoin pour se réinventer.
Se réapproprier l’espace arménien en Turquie
C’est parce que nous estimions que nous devions être acteurs et non spectateurs, qu’à partir de 2008 nous avons décidé de nous implanter en Turquie pour faire valoir la parole d’Arméniens de la diaspora issus de ces territoires. Depuis près de dix ans, notre ONG « Yerkir » a mis en place des projets pérennes en Turquie, au travers de programmes de réimplantation du patrimoine culturel immatériel et de l’identité arménienne.
En déployant nos activités en Turquie, donc en Arménie occidentale, nous avons pu tisser des liens, et ainsi créer des réseaux avec différents cercles : intellectuel, médiatique, culturel, diplomatique. De même, qu’avec des populations qui, par leurs histoires et leurs situations, se sentent proches des Arméniens, comme les Kurdes, les Alévis, les Zazas, les Dersimtsis mais aussi les populations crypto-Arméniens (islamisées, alévisées après 1915) et les Hamchènes (islamisées au XVIIIème).
La question des crypto-Arméniens a émergé avec la libéralisation du tabou arménien en Turquie. Après le génocide de 1915, les rescapés se sont retrouvés dans les pays de la diaspora actuelle et en Arménie soviétique. Le sort de ceux restés dans les territoires, avant 1915, a longtemps été ignoré. Certains de ces survivants ne doivent leur survie qu’à la protection « intéressée » de certaines tribus kurdes ; les femmes et les jeunes filles ont le plus souvent été enlevées et mariées de force, et les orphelins intégrés dans les familles turques ou kurdes. Durant des décennies, ces « restes de l’épée », ont survécu mais, ont subi par souci de dissimulation une assimilation au fil des générations.
A Diyarbakir, la re-consécration de l’église Sourp Guiragos, en 2011, a permis à nombre de ces Arméniens de redécouvrir leur identité, par la réinscription d’un lieu arménien dans leur ville. Là où il n’existait plus d’Arméniens, une nouvelle communauté arménienne s’est recréée. A Diyarbakir, au Dersim, à Mouch, les Arméniens “islamisés” et “alévisés” ont repris la parole en créant des associations. Ces associations donnent l’exemple à des milliers d’autres Arméniens de ces régions qui ne peuvent affirmer ouvertement leur identité.
Au cours de ces dernières années, en développant nos projets dans ces régions, nous nous sommes liés à eux. Ils nous prirent souvent à partie, prétextant que les Arméniens de la diaspora, originaire de ces territoires, les ignoraient. Malheureusement, ces crypto-Arméniens sont livrés à eux-mêmes et ne disposent d’aucuns matériaux pour apprendre leur langue, leur histoire et leur coutume. Ce public est constitué de toutes les tranches d’âges et de différentes catégories sociales. Leur rapport à l’identité arménienne est avant tout une démarche individuelle dont le degré de conscientisation identitaire peut varier d’une personne à l’autre. Des publications en turc traitant de l’histoire et de la culture arméniennes sont apparues mais il s’avère que ces ouvrages, académiques, ne sont pas adaptés à la sociologie de ces populations.
Aller vers et soutenir les crypto-Arméniens en Turquie
Lorsque nous avons mis en place des cycles de formation à Mouch et à Diyarbakir, il s’est avéré que des cours didactiques en turc sur la culture et l’histoire arméniennes n’étaient pas adaptés. Bien qu’ils aient du mal à définir leurs attentes, force est de constater le besoin de se retrouver dans une histoire locale et régionale.
Nous en sommes venus à la conclusion que nous devions créer une méthode pédagogique spécifiquement dédiée. Il existe des sources abondantes de matériaux, en Arménie et en diaspora, mais principalement en arménien. Notre objectif est de calibrer différentes sources dans un format pédagogique accessible, en turc, aux crypto-Arméniens.
La finalité du projet que nous menons est de lancer un site internet en turc permettant de répondre aux questionnements sur l’identité arménienne en proposant une initiation sur la culture et l’histoire arménienne axé essentiellement sur les traditions, les coutumes, et la culture populaire arménienne par ville et par région.
Les crypto-Arméniens sont une chance inestimable pour pouvoir faire renaître l’identité arménienne en Turquie et en Arménie Occidentale. Non seulement, ils peuvent être les acteurs d’une renaissance arménienne sur ces territoires, mais ils sont aussi un formidable vecteur d’échange avec les sociétés turque et kurde. Une grande partie habite l’Arménie historique, jouxtant les frontières du Caucase. Ils peuvent à terme être aussi être une courroie de transmission socio-économique pour la République d’Arménie.