Politologue turc
Dans cette interview, Ali Bayramoglu fait un état des lieux des forces politiques en Turquie capable de s’opposer à Erdogan. Le nouveau mode d’élection à la présidentielle – par un système de scrutin direct à deux tours – qui se déroulera en 2019 pourrait rebattre les cartes et faire émerger de nouvelles formes d’opposition.
Quelles sont les attentes autour de Meral Akşener (ancienne cadre du MHP) et du nouveau parti dont elle a annoncé la création ?
Ali Bayramoğlu : Le dernier référendum sur la Constitution, qui a vu l’AKP l’emporter avec un écart d’à peine un million de voix sur ses opposants ainsi que l’adoption d’un système de scrutin direct à deux tours pour les présidentielles a quelque peu redonné espoir à l’opposition. L’abattement lié au régime autocratique en place et consécutif à la victoire d’Erdogan aux élections a laissé place à un début d’espérance.
Les lignes politiques ont été assez largement brouillées ces derniers temps. Qu’entendez-vous par opposition ?
L’opposition au système mis en place par l’AKP et sa base sociologique brasse large. On y trouve des Kurdes, une partie des nationalistes de droite, la gauche, les libéraux, les kémalistes etc.
Est-ce qu’une opposition aussi disparate peut constituer une alternative crédible à Erdogan ?
C’est le principal problème auquel la Turquie est confrontée : comment se liguer pour vaincre Erdogan. Meral Akşener est le produit de cette équation. Elle est issue des rangs du parti ultra-nationaliste MHP (Parti d’Action Nationaliste) mais prétend représenter quelque chose de plus large que le seul MHP qui traverse actuellement une période difficile. La base et la direction du MHP sont divisées. Parmi ses dirigeants, c’est Akşener qui représentait l’opposante la plus déterminée au régime actuel. C’est un poids lourd de la politique et une ancienne ministre de l’intérieur des années 90. Chacun se rappelle de ses prises de position face aux menaces brandies par l’armée contre le régime lors du mémorandum du 28 février 1997. Elle présente également l’avantage d’avoir été membre d’un parti de droite plus modéré, le DYP, Parti de la Voie Juste, ce qui fait d’elle une nationaliste fréquentable du point de vue des forces plus centristes. Enfin elle a déjà fait mainte fois la preuve de son habilité politique et a su tenir bon face au chef du MHP Devlet Bahçeli et à tous ceux qui s’en sont pris à elle au sein du parti. Le parti l’a exclu, ses meetings ont été pris à parti et pourtant elle a tenu le choc.
Le député MHP Koray Aydın qui a emboité le pas à Akşener a annoncé que celle-ci avait l’intention de se présenter aux élections présidentielles de 2019. Quelles sont ses chances ?
Meral Akşener tire sa force du fait qu’elle a fait naître un véritable espoir à droite. De ce point de vue, il était logique qu’elle crée son propre parti. Le MHP est en perte de vitesse ; les sondages le donnent aux alentours de 4 ou 5% alors qu’il a obtenu 12% des voix aux dernières élections législatives. Akşener est capable de plaire à ces électeurs MHP mécontents mais également d’attirer à elle une partie de l’électorat de l’AKP. Il faut voir ce que cela donnera avec le temps mais dans un espace politique turc jusqu’alors inerte c’est un signe d’activité encourageant. Les enquêtes plaçant Akşener et Erdogan face à face aux présidentielles donnent Erdogan contraint de se présenter au second tour. Mais cela ne répond pas à la question de savoir si Akşener représente une alternative crédible. Ce nouveau parti donne un signal positif. Akşener pèsera assurément sur le jeu politique en ravissant des électeurs à l’AKP et sera un caillou dans la chaussure d’Erdogan. Peut-elle pour autant le vaincre ? Est-elle en capacité de devenir la principale figure de l’opposition ? Je ne le pense pas.
Akşener prétend que son nouveau parti ne se cantonnera pas à l’extrême-droite nationaliste mais tendra la main à la droite et à la gauche. Que faut-il en penser ?
Il ne s’agit pour le moment que de paroles. Akşener a certes quitté le MHP mais ce n’est pas pour autant qu’elle a rompu avec l’ultranationalisme. Les Kurdes accepteront-ils de voir en elle une alliée ? Osera-t-elle parler d’une solution pacifique au problème kurde ? A ce titre, Akşener ne représente pas vraiment la candidate idéale, capable de faire consensus et de permettre aux différentes composantes de l’opposition de travailler ensemble. C’est une personnalité clivante. Mais comme je l’ai dit, il faut bien voir qu’en bousculant le MHP et s’affichant comme une adversaire résolue de l’AKP, elle fera bouger les lignes. Pour l’opinion publique, ce qui compte, c’est moins Akşener elle-même que l’émergence d’une opposante capable de tenir tête à Erdogan.
Existe-t-il une personnalité politique capable de se présenter face à Erdogan et de le battre ?
C’est toute la question. Nous l’ignorons. Il est encore trop tôt pour se livrer à des conjectures à ce sujet. Erdogan a pris conscience qu’en imposant l’élection du président au suffrage direct via le référendum de l’année dernière, il a probablement commis une erreur et s’en mord les doigts à l’heure qu’il est. En effet, ce faisant, Erdogan a trouvé face à lui 49% des électeurs qui avaient voté non. Il a permis à l’opposition, jusque-là totalement désunie, d’acquérir une certaine cohérence.
Cette opposition peut-elle s’unir derrière un candidat unique ?
Difficile d’imaginer les Kurdes s’alliant aux nationalistes turcs ou le CHP kémaliste aux conservateurs religieux. Personne n’a pour le moment opté pour cette stratégie ni développé ses réseaux en ce sens. Mais avec le temps, il est possible que des tentatives se fassent jour. Reste que pour le moment, on ne voit pas vraiment qui pourrait faire consensus.
Ces derniers temps, Erdogan s’est mis à clamer que des jours difficiles attendaient la Turquie. C’est peu commun dans sa bouche. Le président turc a visiblement réalisé que le chef du CHP, Kılıçdaroğlu, n’était plus son seul opposant et paraît fébrile face au mouvement initié par Akşener. Comment pensez-vous que réagira Erdogan ?
La désunion de l’opposition et les divisions en son sein offrent un avantage considérable à Erdogan qui ne manquera pas d’en jouer. Cette politique consistant à diviser pour mieux régner est une habitude bien ancrée dans notre histoire depuis le sultan Abdülhamid II. La question kurde en offre un bon exemple. Une moitié de l’électorat kurde a voté en faveur d’Erdogan lors du référendum. Il suffirait qu’Erdogan fasse une ou deux déclarations en faveur d’un règlement pacifique de la question kurde pour que cela augmente. Une autre possibilité serait qu’Erdogan remette son parti en ordre de marche. Les élections locales, législatives et présidentielles se tiendront toutes trois en 2019. Pour Erdogan, elles forment un tout. Il pourrait tenter de mobiliser ses troupes dans l’esprit de l’AKP de la première période.
Le slogan de la « Nouvelle Turquie » s’est rapidement démonétisé et appartient plus ou moins au passé. Quelle sera le nouveau mot d’ordre de l’AKP ?
Il semble bien qu’en lieu et place d’une Turquie en pleine démocratisation et soumise à un train continue de réformes, nous aurons droit à un discours et un positionnement politiques mettant l’accent sur une identité plus fermée et conservatrice. C’est en tout ce dont attestent le populisme de l’AKP et l’ordre constitutionnel patriarcal instauré par le pouvoir. Le mot d’ordre au sein de l’AKP sera celui d’une République conservatrice.
Les Kurdes ne sont pas en capacité de présenter un candidat qui serait susceptible de passer le premier tour. Ils doivent donc faire un choix. Ces derniers temps, ils ont apporté leur soutien au CHP, mais dès qu’il est question du problème kurde ni Kılıçdaroğlu ni Akşener ne prennent franchement position. Pour quelle politique va opter le HDP ?
La question des électeurs kurdes est très importante. Ceux qui votent actuellement en faveur de l’AKP continueront selon toute probabilité de le faire. Mais il y a un paradoxe intéressant : si Akşener s’oppose trop frontalement aux Kurdes, cela profitera à Devlet Bahçeli. Ce dilemme vaut également pour Erdogan. S’il obtient le vote des Kurdes, il perdra des voix auprès d’autres parties de son électorat. Les candidats aux présidentielles devront prendre garde à cela. Difficile de savoir ce qui peut se passer dans la période qui précédera les élections de 2019 mais en tout le cas, on ne s’attend pas à un revirement concernant la question kurde. Ce n’est malheureusement pas à l’ordre du jour en Turquie. Nous vivons une période extrêmement nationaliste avec une coalition antikurde (AKP-MHP) au pouvoir. L’électorat kurde pèse assurément mais qui s’adresse à lui ? C’est tout le problème. Parler avec le HDP, c’est changer de politique et proposer une solution pacifique au conflit kurde. Or dans un tel climat politique, il faut s’attendre à ce qu’on aborde de moins en moins ouvertement la question kurde et à voir une partie de l’électorat kurde passer progressivement dans le camp de l’opposition. Cela dit le profil du candidat reste déterminant.
Existe-t-il en Turquie un candidat capable de rallier les suffrages sur son nom ?
C’est très improbable mais si jamais Abdullah Gül, l’ancien président, se présentait comme candidat, alors il y aurait une confrontation de grande ampleur dont Gül pourrait sortir gagnant. Ce serait une véritable séisme pour la Turquie. Ni Akşener ni Kılıçdaroğlu ne sont de la trempe de Gül. Dans cette société, la parole d’un homme politique conservateur pèse bien plus lourd. Abdullah Gül a beau venir de l’islam politique, il pourrait permettre à l’opposition de passer outre ses divisions.