Historien turc
Dans cet article, Ümit Kurt explique que, sous les périodes ottomanes et républicaines turques, une série de lois et de décrets concernant l’administration des biens laissés par les Arméniens ottomans qui étaient déportés en 1915 a été publiée. Ces lois et statuts étaient connus comme les « Lois sur les propriétés abandonnées » et la majorité de ces textes a été émise dans la période républicaine. Selon l’historien, la République de Turquie et son système juridique ont dans un sens été construits sur la saisie de la richesse culturelle, sociale et économique arménienne, et la suppression de la présence des Arméniens sur le territoire turc.
Au cours de la période 1913-1918, les propriétés de deux grandes communautés ottomanes, les Grecs et les Arméniens, ont été saisies à travers des lois particulières liées à une politique centrale qui a fait partir ces personnes de leurs foyers1. Les politiques menées contre chacune d’entre elles présentaient quelques différences. Toutefois, celles-ci n’étaient pas formulées dans le cadre des différences ethniques et religieuses, mais étaient déterminées par l’évolution des politiques suivies par le gouvernement du Comité Union et Progrès dans différentes périodes et circonstances. Des distinctions minutieuses ont été faites, pas seulement entre les Grecs et les Arméniens, mais aussi au sein de chacune de ces communautés par le biais de lois et de décrets.
A titre d’exemple, les deux catégories se rapportant aux Grecs dans la période 1913-1918 peuvent être mentionnées. La première comprend les Grecs ottomans qui étaient le sujet de conférences ayant pour thèmes l’échange de population entre l’Empire ottoman et la Grèce au début de la Première Guerre mondiale. L’échange de biens grecs devait être administré selon le principe de réciprocité. Bien que cet accord ne soit pas entré en vigueur en raison de la guerre, la saisie et l’utilisation des propriétés des Grecs ottomans entrant dans cette catégorie était encore différente de celle du reste des masses grecques de l’Empire. La deuxième catégorie comprend les Grecs des zones côtières déportés vers des régions internes pendant les dernières années de la guerre.
De cette façon, deux pratiques politiques séparées étaient adoptées envers les Grecs ottomans. D’un côté il y avait les Grecs déportés de force en Grèce, et d’un autre, ceux chassés des villes côtières jusqu’aux régions intérieures. Afin de remédier à la confusion qui en résulte, dans la réglementation appelée « Directive sur la manière de remplir les tableaux sur les échanges de migrants2 », une distinction était effectuée entre les deux groupes de Grecs, et les différences dans la gestion des biens de ces deux différentes catégories ainsi que l’attention qu’on leur portait étaient délimitées spécifiquement.
Une gestion des biens spécifique aux seuls arméniens
La gestion des biens arméniens confisqués en mai 1915, a été traitée comme une question distincte de celle des propriétés grecques précitées et dans les communications écrites envoyées aux provinces, il était spécialement demandé que l’on prête attention à leurs différences3. La plus importante est que les biens grecs n’étaient pas soumis à une liquidation certaine. Des ordres étaient sans cesse envoyés aux provinces pour attirer l’attention sur ce point4. Il était voulu que les propriétés laissées par les Grecs se rendant en Grèce soient échangées avec les propriétés laissées par les musulmans en provenance de ce même pays. En outre, il était prévu que les Grecs déportés vers les districts internes pour des considérations militaires finissent par revenir. La liquidation n’était pas été effectuée pour cette raison.
Des développements similaires ont été observés à la fin de l’année 1919. Parmi les Grecs, des distinctions allaient être faites entre ceux qui étaient sujets à la Convention d’échange des populations turques et grecques de 1923 et ceux qui ne l’étaient pas. La situation de nombreux Grecs qui s’étaient installés à Istanbul et ses environs à partir de l’Anatolie dans la période 1918-1922 — tandis que les Grecs d’Istanbul n’étaient pas soumis à l’échange — a même été prise en compte dans les lois. Ces gens qui sont venus plus tard à Istanbul ont également été inclus au sein des Grecs sujets à l’échange (afin de créer la possibilité de saisir leurs biens). Il a été tenté de clarifier toute confusion qui pourrait survenir dans les situations décrites ci-dessus par des décrets spéciaux5.
Il est nécessaire de mentionner plusieurs éléments particuliers au génocide arménien en connexion avec la confiscation des biens des Arméniens6. Tout d’abord, le seul groupe de personnes dont les biens ont été soumis à la liquidation dans la période 1913-1918 était les Arméniens qui étaient déportés. Les propriétés des Arméniens qui n’étaient pas déportés n’étaient pas confisquées. Dans divers télégrammes envoyés aux provinces, il était spécialement précisé que seuls les biens de personnes expulsées doivent être liquidés : « Les non-musulmans qui ne sont pas déplacés [continuent à] posséder leurs biens mobiliers et immobiliers. La propriété des Arméniens… déplacés et les autres non-musulmans qui étaient déportés avec eux à ce moment [est] soumise à la liquidation7 ». En outre, si les Arméniens qui sont restés dans les endroits où ils ont été localisés et ne furent pas déportés avaient des propriétés dans d’autres régions, ces propriétés n’étaient pas touchées. Cela est arrivé par exemple, avec les Arméniens vivant à Istanbul8.
Deuxièmement, parce que la confiscation des biens des Arméniens n’a pas eu lieu sur la base d’une idéologie raciste, contrairement au cas des Juifs dans l’Allemagne nazie, aucune discussion sur la levée de la citoyenneté des Arméniens ottomans n’a eu lieu pendant les déportations et le génocide. En outre, si les Arméniens ne se sont pas vu retirer leur citoyenneté spécifiquement par une décision du Conseil des ministres ou par leurs propres démissions individuelles, celle-ci était préservée jusqu’à 1964.
Troisièmement, alors que la richesse matérielle des Arméniens était saisie, cela n’a pas eu lieu sous la forme de confiscation ; c’est-à-dire qu’il n’a pas été dit que les biens ou leur valeur équivalente ne seraient pas restitués à leurs propriétaires. Au contraire, tout (les biens et/ou leur valeur) serait administré par l’État au nom de leurs propriétaires, et tout était organisé selon le principe que les biens et/ou leur valeur équivalente seraient retournés à leur véritable propriétaire, bien qu’il soit impossible de savoir quand cela aurait lieu. Le choix de cette voie là était dû à la façon dont était organisé le génocide et à ses justifications idéologiques. Mais cette caractéristique ne convenait pas pour expliquer la nécessité d’une confiscation des biens. Cependant, d’autre part, la saisie forcée des biens, non sous la forme de confiscation, mais grâce à la préservation du droit des Arméniens quant à leurs possessions, créa des tensions internes et une certaine contradiction.
Un système juridique contradictoire
L’État acceptait que les véritables propriétaires des biens saisis étaient les Arméniens, et adopta le principe selon lequel leur valeur équivalente serait donnée à ces derniers. La tension ou la contradiction se trouve ici : d’une part l’État ne veut pas être accusé d’usurper des biens par la force — et le langage des Lois sur les propriétés abandonnées était fixé en conséquence ; et d’autre part, ce même État veut détruire les bases de l’existence des Arméniens, et institutionnaliser et rendre officielle l’usurpation. Le système juridique actuel a été fondé sur cette tension et cette contradiction.
La loi a été utilisée d’une manière double afin d’éliminer les fondements économiques de la survie des Arméniens. Tout d’abord, en 1915, les Arméniens se sont vus légalement interdits de toute sorte de droit de disposition sur les biens qu’ils ont laissés derrière eux. Deuxièmement, bien que la loi leur avait accordé formellement le droit à la valeur de leurs propriétés, pas une seule initiative n’a été prise afin de les rembourser. Aucune des lois et aucun des règlements promis n’ont été promulgués.
Dans toute une période de l’Empire ottoman et de la République de Turquie, les lois et décrets émis en relation avec des propriétés abandonnées ont été entremêlés avec le principal des biens et/ou leur valeur à remettre aux Arméniens. Cependant, d’autre part, cette procédure de restitution n’a pas été organisée d’une manière quelconque, et le même système juridique a été utilisé selon le principe qui consiste à ne pas donner aux Arméniens, ne serait-ce qu’un seul pouce. Surtout dans la période républicaine, dans les rares cas où certains Arméniens qui, d’une manière ou d’une autre, survécurent ou que leurs héritiers aient pu réclamer leurs propriétés ou leurs valeurs équivalentes, ils n’ont fait que se perdre dans les couloirs et les méandres du système juridique existant.
Des Lois et des décrets pour spolier les arméniens.
Afin de comprendre comment les lois et décrets sur les propriétés abandonnées ont été construits comme une partie importante du génocide, il est nécessaire d’en étudier trois caractéristiques différentes. Premièrement, selon quels principes les Arméniens allaient être installés dans les nouveaux lieux où ils étaient déportés ? Deuxièmement, les biens qu’ils ont laissés derrière eux, ou leur valeur équivalente, leur étaient-ils donnés ; et s’ils étaient effectivement retournés, comment cela s’est-il passé ? Troisièmement, qui a utilisé les propriétés qui ont été abandonnées, et comment ?
Lorsque nous examinons les lois et décrets relatifs à ces trois aspects, nous sommes confrontés à une image intéressante. Pour le premier aspect — la question de la façon dont les Arméniens allaient être installés dans leurs nouveaux lieux — les lois et décrets ne jouent presque aucun rôle. Cela n’a été traité que dans un seul décret émis dès le début des déportations, d’une manière extrêmement limitée, alors que dans les lois et les décrets ultérieurs, cela n’a pas été mentionné du tout. C’était comme si une telle question n’avait pas existé. Quant à la deuxième question, un principe général fut répété plusieurs fois, voilà tout. Il était accepté que les véritables propriétaires des propriétés étaient les Arméniens, et l’État administrait ces propriétés en leurs noms. Cependant, quand et comment ces propriétés ou leurs valeurs équivalentes seraient donnés à leurs véritables propriétaires, cela n’a été discuté en aucune façon, et aucun arrangement n’allait être fait sur cette question.
Cette absence dans les deux premiers niveaux nous montre quelque chose : les Ittihadistes dans leur univers mental et dans leurs politiques pratiques ont estimé que les Arméniens, dès l’instant où ils ont été expulsés de leurs maisons, avaient cessé d’exister. Et faire toutes sortes d’arrangements pour une communauté considérée comme inexistante était inutile. Avec de telles caractéristiques, ces lois toujours en vigueur sont la meilleure preuve pour réfuter la thèse officielle de l’État turc concernant les déportations arméniennes. Selon la thèse officielle, le but des déportations des Arméniens était d’implanter les Arméniens dans une nouvelle région et de leur donner la valeur équivalente des biens laissés derrière eux. Si un tel objectif avait existé, alors il existait aussi des lois et règlements appropriés à celui-ci. En effet, le rapport de février 1918 précité admettait ouvertement que la valeur équivalente de la marchandise n’était pas donnée et qu’aucune disposition n’avait été prise à cet égard.
Une situation similaire a existé pour la période de la République. Bien sûr, les questions au premier niveau concernant le déplacement des Arméniens étaient absentes. Les Arméniens avaient été en grande partie anéantis ; ceux qui survivaient (s’ils n’avaient pas été assimilés en Anatolie) restaient en dehors des frontières du nouvel état. En ce qui concernait le deuxième niveau de questions, les lois et décrets étaient comme ceux de la période ittihadiste, répétant la même règle générale. Les véritables propriétaires étaient Arméniens ; les propriétés ou leur valeur équivalente seraient rendues à ces derniers. L’État administrait ces propriétés ou revenus en leurs noms seulement en raison de l’absence des Arméniens. Néanmoins, afin d’être en mesure de donner en retour les marchandises, les Arméniens devaient être présents avec leurs propriétés à partir du 6 Août 1924. Ce fut le principe accepté dans le Traité de Lausanne.
Du point de vue de la Turquie, le problème majeur était ce qui se passerait si les Arméniens survivants voulaient rentrer, ou si leurs héritiers essayaient de demander la restitution de leurs biens. Ce fut la question fondamentale qui devait être résolue dans la période républicaine, et le sujet du plus grand test et « succès » du système juridique qui avait été créé. Afin d’empêcher les Arméniens de reprendre leurs biens, un système juridique complexe a été conçu, avec tous les détails pensés et chaque trou ou lacune à venir comblé, semblable au raffinement d’un ver à soie filant son cocon.
Le grand objectif de ce système était d’ériger une barricade devant les Arméniens qui pouvaient entrer dans le pays en masse ou individuellement, et revendiquer leurs propriétés. Il y eut quelques situations où il avait été impossible d’empêcher leur entrée légalement. Dans ces cas, il n’y avait aucune hésitation à transgresser la loi. La tension et la contradiction interne des lois et décrets ont pu être observée tout au long de la période républicaine.
Alors que les deux premiers niveaux à étudier sont absents, le principal sujet des lois et décrets des périodes ottomanes et républicaines est connecté avec le troisième niveau ; il s’agit de comment les biens mobiliers et immobiliers abandonnés allaient être liquidés ? S’ils sont vendus, comment seront-ils vendus ? S’ils doivent être distribués, à qui et selon quelles règles et comment devraient-ils être enregistrés ? Le principal objectif des lois et décrets est, en saisissant tous les biens mobiliers et immobiliers des Arméniens, d’éliminer les bases physiques de l’existence des Arméniens en Anatolie. Ainsi, la suppression de l’existence physique et culturelle des Arméniens est intrinsèque au système juridique turc. Voilà pourquoi nous appelons le système un « régime génocidaire ».
1. Il nous a été impossible de trouver des documents au sein des lois et décrets qui concernent les Assyriens en particulier (ou, pour utiliser un terme plus large, les chrétiens syriaques). Ce qui est arrivé aux propriétés des Assyriens n’est pas clair, du moins à partir de lois et décrets ottomans, de sorte que nous sommes incapables d’aborder ce sujet dans la présente étude. Il est très probable que leurs biens aient rencontré le même sort que ceux des Arméniens, et que les mêmes lois ont été appliquées, mais il s’agit là d’un sujet qui nécessite plus de recherche.
2. Pour lire le texte exact de la regulation, voir BOA, Third Department of General Security of the Interior Ministry 2/26-A, 1 October 1330 [14 October 1914].
3. Sur les différences dans l’administration des propriétés grecques et arméniennes durant les années de guerre, voir Taner Akçam, Ermeni Meselesi Hallolunmuştur: Osmanlı Belgelerine Göre Savaş Yıllarında Ermenilere Yönelik Politikalar, İletişim Yayınları, İstanbul, 2008, p.127-129. Pour un travail plus détaillé sur le sujet, voir Ahmet Efiloğlu, Raif İvecan, “Rum Emval-i Metrukesinin İdaresi,” History Studies 2/3, 2010, pp. 125-146.
4. Pour exemples, les textes suivants peuvent être examinés : BOA, Cipher Office of the Interior Ministry 72/229, 73/69, 74/69 and 89/113.
5. Le rapport préparé par la Conseil d’administration de l’aménagement du territoire des tribus et des immigrés du ministère de l’Intérieur en date du 16 janvier 1332 (29 janvier 1917) et intitulé « Mémorandum sur les personnes transportées vers d’autres lieux en raison des conditions et des nécessités extraordinaires et leurs propriétés abandonnées » discutait en détail des différentes politiques que le régime du Comité Union et progrès avait mis en œuvre concernant les propriétés de différents groupes. Le rapport traite de quatre groupes différents, les Arméniens, les Grecs, les familles syriennes (Arabes) et les Bulgares, et résume les différentes pratiques concernant leurs biens (BOA / Documents du Bureau de la Sublime Porte 4505/337831).
6. Ici, nous voulons préciser définitivement que nous extrayons ces points des décrets du gouvernement central. Cependant, il est nécessaire d’examiner séparément la façon dont ces décrets ont été effectivement miss en œuvre dans les provinces.
7. Bureau secret du ministère de l’Intérieur, Conseil d’administration des tribus et des émigrés du ministère de l’Intérieur, télégramme secret envoyé à la province de Diyarbakir, le 10 novembre 1332 [23 novembre 1916]. Un autre télégramme envoyé à Sivas déclarait : « La propriété de ceux qui sont exemptés de la déportation en raison de conversion à l’islam ou d’autres raisons, et maintenus à leurs places, ne sont pas soumis à la liquidation. » (Bureau secret du ministère de l’Intérieur, 61/253, Conseil d’administration du ministère de l’Intérieur de la Sûreté générale, télégramme chiffré à la province de Sivas, le 25 février 1331 [9 Mars 1916]).
8. Le quatrième article du règlement en date du 13 Juin 1926 concerne uniquement ce sujet, et est relié à la décision que les biens, dans d’autres régions, de personnes qui ne se sont pas retirées de leur foyer ne peuvent pas être touchés. L’article mentionne spécifiquement Istanbul. D’où la décision du Conseil des ministres du 1er août 1926, qui déclare que la propriété des Arméniens d’Istanbul « qui ne fuient ou ne disparaissent pas dans tous les sens », qui sont dans des endroits comme Kartal et Pendik en dehors des frontières de la ville d’Istanbul, ne devrait pas être saisie en tant que propriétés abandonnées, et si elles l’ont été, cela était illégal (Archives républicaines du Premier Ministre / Direction générale de l’aménagement du territoire 030_0_18_01_01_020_49_014). Nous devons des remerciements spéciaux à Sait Cetinoglu pour attirer notre attention sur les documents dans les archives de la République qui sont utilisées dans ce travail.