Ecrivain turc
Selon Tanil Bora, l’identité turque s’est forgée en fonction des perceptions de menaces extérieures et sur une culture de la violence. Aujourd’hui la religion devient une composante plus importante de cette identité et l’opposition politique est considérée comme une émanation de « forces étrangères ». Pour Tanil Bora le processus de faire face au passé devrait faire partie de la conception même de l’identité.
REPAIR : Dans votre livre « Le régime de lynchage de la Turquie » vous décrivez la culture de la violence, la haine et l’élimination de l’existence de l’autre comme une habitude en Turquie. Pourquoi l’affirmation de l’identité turque se fait-elle par le biais de la colère ?
Tanil Bora : Cette culture devient visible dans les tentatives de lynchage. Je ne voudrais pas attribuer l’ensemble de ces tentatives à « un coup monté » et tomber ainsi dans le piège des «théories du complot » mais, il ne faut pas oublier que ces lynchages sont « planifiés ». On les encourage, on les incite. Il y a des structures professionnalisées créées au cours d’une expérience de longue date de « l’appareil de guerre non conventionnelle ». Celles-ci sont en état de symbiose avec des groupes et des organisations qui ne tiennent que des discours de haine, racistes et nationalistes. Le pire, c’est que ces actes soient tolérés, négligés et même légitimés en étant considérés comme « une indignation nationale » ou « des réactions de nos citoyens ». L’attitude qui normalise et excuse les tentatives de lynchage de la police, de la justice et du gouvernement est le plus grand promoteur de ces actes. C’est une attitude qui utilise le lynchage comme un outil de menace implicite et « d’un état d’urgence ». En raison de cette attitude systématique, je parle d’un « régime de lynchage » qui a donné le titre à ce petit livre que vous avez évoqué.
Toutefois, l’absurdité des théories du complot ne provient pas du fait qu’elles diagnostiquent un complot, mais du fait de le rendre absolu et de ne pas prendre en compte les facteurs subjectifs et objectifs. Il ne faut pas tomber là-dedans. Car très simplement : si une provocation donne un résultat, il doit y avoir forcément un « provoqué » ! Pourquoi les gens peuvent-ils être provoqués ? Il faut se poser la question sérieusement. En cherchant la réponse, nous tombons sur de fortes perceptions de menace. De l’Education nationale aux discours politiques quotidiens en passant par des chroniques de journaux et les salves sur le web, il y a des perceptions de menace qui sont reproduites en permanence. Ces perceptions de menace concernent un ou des ennemis. Quel que soit le sujet, il y a toujours un discours de menace qui fonctionne en indiquant immanquablement un ennemi.
Est-ce la perception de menace qui forme l’identité turque ? Pourquoi cette perception de menace perdure-t-elle ?
Premièrement, elle perdure parce qu’elle est reproduite en permanence. Deuxièmement, grâce à ce « format », d’autres perceptions de menaces réelles — qui ne concernent pas les questions nationales — sont transférées ici. Je parle des inquiétudes provenant des conflits sociaux et des menaces économiques. Surtout dans des endroits où ont eu lieu des attaques de lynchage contre les Kurdes, qu’il s’agisse des milieux aux revenus bas ou de la classe moyenne devenue propriétaire, nous remarquons que les préoccupations concernant le travail et la vie quotidienne sont dirigées facilement vers « ceux qui viennent de l’Est ». Avec une marge d’exagération, nous pouvons comparer cette situation au racisme qui cible les immigrants en Europe. Il s’agit du ressentiment du chômeur ou de l’ouvrier qui a peur de ne plus pouvoir retrouver du travail dans le bâtiment, du commerçant qui ne souhaite pas partager sa potentielle de clientèle avec un nouveau boutiquier… Avec un peu de recul, je pense que le fait que la vie devienne de plus en plus difficile, l’insécurité et le matérialisme qui domine, en résumé les problèmes créés par le capitalisme et le modernisme augmentent le besoin « d’appartenir à une communauté, à un endroit » et la dépendance à embrasser le « nous » tout en maudissant « autrui ».
Et les relations avec cet « autrui » ?
Le besoin de « l’Autre » augmente dans l’environnement que j’essaye de décrire. Il augmente de manière négative. Au fur et à mesure que les soutiens, les points d’accroche de « nous » se fragilisent, les gens s’accrochent beaucoup plus à une identification d’eux-mêmes à partir du mal de l’autre. Cette attitude déclenche une spirale qui conduit à baisser au minimum, voire à couper la relation avec « l’Autre ». Ce que vous ne connaissez pas vous fait plus peur, vous évitez d’être en rapport avec cette « chose ». Il faut travailler soigneusement et particulièrement pour des contacts, des retrouvailles et des rencontres qui pourraient briser les cages de l’identité.
Lorsqu’on ne parle pas de la perception de menace, la Turquie se déclare comme un « leader mondial ou régional ». N’arrive-t-on pas à trouver un juste milieu ?
Le nationalisme et le conservatisme turc se sont depuis longtemps vu dans le miroir d’un « grand Etat ». Parfois en se basant sur une tradition ottomane, parfois en attribuant une mission « millénaire » « d’ordre mondial » à la Turcité… Même dans le climat marqué par la lassitude de la guerre et visant l’occidentalisation de la première époque de la République, il existait une prétention « d’être un exemple pour le monde » en se basant sur la fraîcheur et le dynamisme de la « Révolution turque » et le « joyau historique » de la Turcité. Récemment, un discours nationaliste économiste — qui pointe le dynamisme de l’économie et de la « population turque » pouvant vaincre « l’Occident fatigué » — a été ajouté à la langue de bois concernant l’histoire et la mission.
J’aimerais ajouter que cette sorte de rêve de grandeur, de « pan-nationalisme », d’envies impériales, signifient dans certains cas des « fuites en avant ». Lorsque vous sentez que vous êtes en train de perdre certaines choses, que vous régressez, que vous êtes face à un grand problème, vous vous sentez mieux en dessinant des « grandes images » à regarder. Ce que j’évoque ici, est en fait beaucoup plus valable pour le pan-islamisme et le Touranisme des dernières années de l’Empire ottoman. Mais on ne peut dire qu’un certain vent de « fuite en avant » n’existe pas aujourd’hui.
La confusion sentimentale qui vacille entre l’inquiétude provoquée par la perception de menace et le rêve de grandeur est ce que nous appelons un « complexe », qui convient parfaitement à l’âme adolescente.
Vous définissez le nationalisme comme une « adolescence qui perdure ». La Turquie souffre t-elle de cette période d’adolescence ?
Pourquoi parle-je de l’adolescence ? Parce que c’est une période où l’humeur navigue entre un optimisme faisant croire que le monde s’ouvre devant soi, des fantasmes, du désir et un sentiment d’impuissance couplé à une mélancolie du type « personne ne me comprend ». Ainsi, comme si on subissait un effet du réchauffement climatique, le nationalisme peut signifier ici de ne pas pouvoir sortir de ce climat pendant des années.
Des lynchages aux meurtres de femmes, la validité absolue du prétexte « j’ai été provoqué » n’est-elle pas une indication d’adolescence ? Les adolescents sont facilement provoqués, agissent sans réfléchir. On leur accorde un certain « droit à être provoqué » en les définissant comme des delikanlı (« jeune homme » en turc qui signifie littéralement « au sang fou »), au sang qui bout. L’institutionnalisation de ce « droit » de facto « à être provoqué » me fait dire que nous sommes une « société adolescente ».
On reconnait ainsi l’état d’esprit de l’adolescence dans tous les nationalismes. Pour le nationalisme turc, il est possible d’évoquer le problème de ne pas pouvoir sortir de cette adolescence. Même si parmi les différents discours de nationalisme, il existe quelques uns qui donnent l’impression de « grandir », globalement le problème existe. Il provient, comme nous l’avons évoqué, de la perception de menace, de la méfiance et de la reproduction infinie de ces facteurs.
Quelle est la place de la religion dans cette identité ?
Dans toutes les branches du nationalisme turc, la religion est un des composants de l’identité nationale. C’est valable pour le nationalisme kémaliste accepté comme étant laïciste. Depuis les premières époques de la République au nationalisme d’aujourd’hui, le Turc est un Turc musulman. Le nationalisme conservateur hausse la religion à un statut de « composant fondateur » de l’identité nationale, il lui attribue une série de fonctions matérielles et spirituelles, en le qualifiant de « ciment » ou « d’âme ». Le courant principal de l’Islam, qui reste en dehors des ailes radicales qui refusent le nationalisme, suit une ligne similaire. Ici la religion devient le point de repère du chapelet de l’identité nationale. Au cours des dix dernières années, on peut voir l’élargissement de la place de la religion dans l’identité nationale dans cette direction.
Bien sûr, la conséquence de ceci est le renforcement d’un discours (déjà existant) apte à exclure les non croyants de la communauté et la réduction de la religion à l’identité. Il existe aussi une instrumentalisation de l’éthique et la philosophie de la religion par la politique de l’identité.
Dans cette période définie par certains analystes comme « le post-Kémalisme », y a-t-il eu des changements dans la définition de l’identité turque ?
Il existe un changement : l’attachement de plus en plus fort de la religion à l’identité nationale. Un autre changement est l’allégation du « leadership mondial » et les déchainements que nous avons évoqués à propos du nationalisme économique. En réalité, le second changement servait, jusqu’à récemment, à la construction d’un nationalisme confiant et « calme ». En rejoignant la recherche d’une résolution du problème kurde, il servait la construction d’un discours nationaliste libéral qui prétendait que le vrai nationalisme était de « servir la nation et son développement ». Nous nous rappelons des discours similaires de nationalisme économique et libéral de l’époque du pouvoir « confortable » de Demirel et d’Özal.
Toutefois, cette approche optimiste et confiante n’a pas duré longtemps. Je ne pense pas que la seule raison soit la déception liée à l’échec de la stratégie du « leadership de la région » au Moyen-Orient, en particulier en Syrie. Le gouvernement s’est endurci et est devenu agressif au fur et à mesure que sa certitude de détenir tous les pouvoirs en se basant sur une grande majorité a été ébranlée par l’avancée de l’opposition sociale. Cette agressivité s’est reflétée dans le discours nationaliste. Le mythe de « la Turquie, l’Etoile montante » a commencé à alimenter la perception de menaces, chaque voix opposante a commencé à être attribuée à une conspiration des « forces étrangères qui ne peuvent supporter notre succès ». L’arrogance du pouvoir a rejoint l’arrogance nationale. Je dois ajouter que cette attitude qui consiste à ne jamais considérer le BDP comme un véritable interlocuteur dans la résolution de la question kurde reproduit cette arrogance de manière chronique.
Les concepts comme les « forces extérieures » et les « complots » ont de nouveau dominé les discours du gouvernement. Ces discours trouvent-ils un écho dans la société ?
Oui, des gens bien établis et puissants, « des leaders d’opinion » lancent en permanence des « analyses » d’intrigue. On retourne en arrière. C’est pareil pour les lynchages. Il y a une « provocation », mais aussi malheureusement un terrain prêt à être provoqué. Il y a un mécanisme idéologique installé. La base de cette mentalité est puissante. Les mentalités sont entraînées à la théorie du complot.
J’aimerais préciser que cet « entrainement » est appris de manière idéologique, encore une fois, la méfiance y contribue. Lorsque les gens ne se sentent pas en sécurité, prêtent beaucoup plus l’oreille — en fonction de leur degré de perception de menaces — aux racontars obscurs. Nous savons également que la mentalité du complot va de pair avec le mythe du « méchant absolu ». Le discours de haine va bien avec la mentalité du complot. Au fur et à mesure que vous diabolisez votre adversaire, vous ne cherchez pas à connaitre ses raisons ou ses motifs, vous expliquez chacun de ses gestes avec méchanceté.
Lorsqu’on évoque le génocide arménien, les gens le perçoivent-ils comme une insulte à leur identité en Turquie ?
Bien sûr. La tendance générale perçoit ce crime contre l’humanité comme une calomnie, une accusation collée à l’ensemble de l’identité du « Turc ». Nous sommes disposés à percevoir l’identité comme « ce que l’on est », nu, comme un mode d’existence complètement naturel. Pourtant, l’identité est une existence fictive construite en malaxant les expériences, les rêves, les intentions. Là dedans, il y a des facteurs donnés et ce que nous avons ajouté comme notre vécu et nos actes conscients. Les interactions entre les différentes identités collectives et personnelles rendent encore plus complexes les fictions d’identité. Nous n’avons pas une identité unique, mais plusieurs. Nous avons des identités multiples, et en même temps il existe plusieurs composants et facettes de nos identités fictives personnelles et collectives. Est-ce qu’il est facile de « gérer » tout cela, non ! De toute façon, le processus de modernisation et de civilisation signifie être conscient de la difficulté de cela. Vous vous sentez par moment responsable de recréer encore et encore, de réfléchir sur votre identité et de la créer d’une façon qui vous semble « juste » au lieu de la défendre telle qu’elle est, aveuglement.
Tout cela est valable pour la question du génocide arménien. Si vous ne voyez pas l’identité comme une existence naturelle et organique, mais vous questionnez les identités données, vous ne percevrez pas comme une insulte la responsabilité « turque » dans le génocide arménien. Par ailleurs, cela veut dire que vous refusez de vous identifier avec cette responsabilité en fonction de votre distance par rapport au nationalisme. Mais il ne faut pas oublier ceci : le génocide arménien et sa négation font partie de la matière mélangée au ciment de l’identité turque et l’Etat-nation. Avec votre identité de citoyen, vous ne n’êtes directement associé au crime, mais à une tradition/constitution/restructuration historique et sociale basées sur le crime. Proportionnellement à la responsabilité civile que vous ressentez par rapport à votre identité, il faut s’opposer à cette fiction d’identité qui abrite un tel crime. Il faut rétablir l’identité turque en faisant face à ce composant sinistre et en rendant ce règlement de comptes une composante de la conception de l’identité.
L’incapacité à faire face au passé provoque-t-elle une destruction de l’identité ?
Dans le tableau que nous avons évoqué tout à l’heure, oui. Il crée une conception d’identité fixe, fermée à l’effet négatif ou positif du cours de l’histoire et de l’expérience humaine qui transforme les sociétés. Il renforce la perception d’une histoire et d’une politique basées sur l’héroïsme. Il crée le terrain d’une illusion d’une bonté ou d’une justesse absolue. Il transforme l’identité en un carcan dans lequel nous nous sommes enfermés.