Fondateur de l’Institut arménien des affaires internationales et de sécurité
Après quatre ans d’interruption, Erevan et Ankara ont montré des signes de « rapprochement » en 2014 sans que l’on puisse savoir s’ils vont conduire à de nouveaux heurts dus à la haine accumulée ou à la construction des bases d’une réconciliation.
La tentative précédente de rapprochement dite de la « diplomatie de football » débutée en juin 2008 a conduit péniblement à la signature, à Zurich, le 10 octobre 2009, de deux protocoles négociés, mais est entrée complètement dans l’impasse début 2010. Le parlement turc a lié leur ratification au règlement du conflit du Karabakh, accueillant également avec colère l’interprétation à ce sujet donnée par la Cour constitutionnelle de l’Arménie dans le cadre de la procédure de ratification1. Si en Arménie les deux textes ont d’abord été inscrits à l’ordre du jour des questions urgentes, cette position d’Ankara a provoqué leur report par décret présidentiel et leur renvoi à une procédure d’examen et de ratification dont la perspective reste incertaine
Ankara et Erevan prêtes au dialogue, mais avec des programmes opposés
De nouveaux messages ont été échangés entre Erevan et Ankara après un intervalle de quatre ans. Le 24 avril 2014, Recep Tayyip Erdoğan, encore premier ministre, a publié un message qui, en raison de sa teneur, a provoqué à la fois des applaudissements et des critiques. Dans ce texte, le premier ministre turc demandait au monde entier et à l’Arménie « d’avoir une approche équitable sur le plan religieux et ethnique, non discriminatoire et égale » pour l’évaluation, l’évocation et la commémoration des événements survenus dans l’Empire ottoman lors de la Première guerre mondiale, comme ont été non discriminatoires, selon ses paroles, leur caractère et leurs conséquences2. Il estimait inacceptable, voire « inutile pour la construction d’un avenir commun » « l’exploitation des événements de 1915 et leur transformation en objet de conflit politique afin de justifier la haine contre la Turquie », « l’engendrement de la haine sur la base de l’histoire et la création d’un nouvel antagonisme ».
L’un des points forts du message était que, selon l’auteur, l’appréciation « de la douleur commune » de la Première guerre mondiale par « une mémoire juste » relevait de la « compétence humaine et scientifique ». Aussi, rappelant que les archives turques étaient ouvertes et qu’il avait été proposé par le passé de « mettre en place une commission d’historiens en vue d’étudier ensemble les événements de 1915 » — ce qui restait toujours valable — il faisait remarquer que « les historiens turcs, arméniens et étrangers joueront un rôle important pour jeter la lumière sur ces événements ». S’appuyant sur ces thèses, Erdoğan déclarait que l’esprit de l’époque exige « un dialogue en dépit des désaccords, une entente mutuelle, en écoutant et en suivant les autres, en appréciant les modes de concessions, en rejetant la haine et en faisant place au respect et à la tolérance ».
Le 27 mai dernier, en réponse à la proposition d’Erdoğan « d’examiner équitablement, scientifiquement et sur tous les plans » les événements historiques par une commission, le président arménien a invité officiellement « le président de la Turquie, celui qui sera élu lors de la prochaine élection, à se rendre en Arménie le 24 avril 2015 pour faire face aux témoignages éloquents de l’histoire du Génocide arménien »3. De son côté, Serge Sargsyan « a appelé tous les Etats et la communauté internationale à reconnaître et à condamner, à la veille du centième anniversaire du Génocide arménien, ce crime sans précédent », en informant qu’il avait également envoyé des invitations aux chefs de plusieurs Etats pour se rendre en Arménie courant 2015 — et surtout le 24 avril — en vue de rendre hommage, aux côtés des Arméniens, à la mémoire d’un million et demi de victimes innocentes du Génocide.
Soulignant son intérêt « à mettre en place des conditions appropriées afin de trouver une voie de réconciliation entre les deux peuples » et rappelant et saluant « la demande de vérité et de justice que des milliers de Turcs de la jeune génération adressent à leur gouvernement » le président arménien a réaffirmé son engagement à la normalisation des relations avec la Turquie sans conditions préalables et à l’ouverture de la frontière turque, même si la partie turque ne se limite seulement qu’à des déclarations en la matière. « Si le désir est vraiment sincère, la Turquie connaît bien la voie de la mise en œuvre de la réconciliation Arménie –Turquie », tandis que « la seule démarche possible pour se débarrasser du lourd fardeau du passé que les pouvoirs publics doivent accomplir est la reconnaissance du Génocide arménien. Il est impossible d’obtenir des résultats sérieux par des demi-mesures ».
La reconnaissance internationale du Génocide contre les recherches de « la mémoire juste »
Certes, la Turquie ne pouvait ne pas être préoccupée par les trois déclarations de Serge Sargsyan selon lesquelles :
1) « il ne faut pas espérer que le centenaire du Génocide mette le point final à notre cause ; il n’est qu’une étape pour faire notre deuil, nous revigorer l’esprit et atteindre la vérité. »
2) L’Arménie et les Arméniens vont se présenter à ce rendez-vous du centenaire « avec des objectifs renouvelés et un nouvel agenda pan-arménien, avec nos projets d’un Etat plus puissant et d’une Diaspora plus unie », lorsqu’on fera le bilan d’une étape historique en annonçant « l’avènement d’une nouvelle étape de combat au nom de rétablissement de la justice historique. »
3) « C’est avec un nouvel élan, une nouvelle énergie et détermination que nous continuerons notre lutte pour la reconnaissance et la condamnation du crime contre l’humanité, le Génocide arménien », en tant que message fort adressé à l’humanité.
L’article du 4 mai du ministre turc des Affaires étrangères Ahmet Davutoğlu est peut-être la réponse turque à ces déclarations. Dans le titre de l’article, le chef de la diplomatie turque résumait le principal objectif du message du 24 avril de R. T. Erdoğan : « Atteindre la mémoire juste pour tous »4. Dans son article, Davutoğlu étayait les thèses du message en dévoilant certaines démarches et certains choix d’Ankara dans cette direction.
En parlant de la proposition turque de création d’une commission d’historiens afin de remédier à « la douleur commune » héritée des ancêtres par « une mémoire juste », il veut induire en erreur les historiens étrangers en disant : « Tandis que la majeure partie de l’historiographie occidentale nous parle de chrétiens ottomans spoliés et assassinés, les privations indicibles des musulmans ottomans restent largement ignorées en dehors de la Turquie » et évoque les quelques cinq millions de citoyens ottomans qui, à l’époque de la désagrégation de l’Empire, avaient dû quitter leurs domiciles dans les Balkans, au Caucase et en Anatolie. Manifestement l’implication d’historiens occidentaux peu versés dans l’entreprise « d’une ‟ottomanologie” complète et juste » devra être l’une des directions prioritaires du gouvernement turc.
La deuxième cible est la Diaspora arménienne. Selon les termes de Davutoğlu, Ankara a adopté « une nouvelle conception de la diaspora » selon laquelle « toutes les Diasporas ayant leurs racines en Turquie, y compris la Diaspora arménienne, sont aussi les nôtres et, en tant que telles, il faut les accueillir à bras ouverts ». Toujours selon lui, « les diplomates turcs ont accueilli avec ferveur et sans aucun sentiment de vengeance la consigne du ministre des AE », même si beaucoup d’entre eux « déplorent toujours leurs amis et collègues tués par l’ASALA », ils sont toutefois conscients que « nous aurons rendu le meilleur hommage aux tués, si nous arrivons à enterrer ensemble la haine ».
Cette direction témoigne de l’objectif à long terme d’Ankara de diviser la Diaspora arménienne. Il semble qu’à la lumière de cet objectif on pourrait expliquer pourquoi par le passé Ankara avait donné son accord à la mise en place d’une commission de réconciliation arméno-turque composée d’hommes politiques et d’historiens arméniens d’Arménie et de la Diaspora.
Cela dévoile aussi les attentes de la Turquie de plusieurs démarches entreprises pendant les années précédentes : la restauration de l’église d’Akhtamar et l’autorisation à y célébrer, une fois par an, la messe, la promotion du tourisme de personnes d’origine arménienne vers l’Arménie historique, la restauration de l’église Sourp Giragos de Diyarbekir, l’organisation en Turquie de conférences scientifiques consacrées au Génocide arménien en y invitant des participants arméniens, la mise en place en Turquie de la transparence contrôlée sur ce sujet et aujourd’hui, l’intention de faire inscrire Ani sur la liste de monuments culturels protégés par l’Unesco et la nomination toute récente du journaliste et écrivain d’origine arménienne Etienne Mahtchoupian au poste de conseiller en chef du premier ministre turc.
Par des démarches pareilles la Turquie cherche à fasciner et à séduire non seulement la communauté internationale en lui faisant croire qu’un processus de rétablissement de confiance entre les peuples arménien et turc est en cours qu’il il ne faut pas l’entraver par la reconnaissance du Génocide, mais également diviser l’opinion publique à son égard en Arménie et au-delà. Une communauté internationale et des Arméniens divisés deviennent un terrain favorable pour dialoguer sur 1915 « au niveau de la compétence humaine et scientifique » et se faire des amis pour constituer « la mémoire juste ».
Considérant chacun comme « partenaire potentiel d’Ankara dans cette démarche », A. Davutoğlu a appelé « toutes les personnes intéressées, les promoteurs de la politique et les milieux créatifs à saisir l’occasion et à se joindre à nous en vue de reconstruire un meilleur avenir pour les relations arméno-turques. La déclaration du premier ministre Erdoğan est un pas inédit et courageux en ce sens. Je pense que c’est le moment de faire des investissements dans ces relations. Cependant nous ne pourrons réussir que si cet effort trouve un accueil parmi des masses plus vastes prêtes à laisser leur empreinte dans cette intention de processus historique de réconciliation. La Turquie y est prête. »
Mais la politique d’Ankara à l’égard de la Diaspora, outre les démarches politiques supposées, menace d’avoir d’autres manifestations, notamment militaires, dont des signes ont été perceptibles à deux reprises au cours de l’année. La première fois c’était le 20 mars 2014 lorsque des groupements islamistes extrémistes bénéficiant du soutien militaro-politique et territorial et logistique non dissimulé de la Turquie (Etat islamique d’Iraq et du Levant et d’autres5) ont pénétré sans obstacle, par le check-point policier turc, dans la localité syrienne de Kessab peuplée d’Arméniens en l’occupant pendant plus d’une semaine et en poussant tous les habitants, y compris les Arméniens, à l’exode forcé. Bien que le fait soit fixé par les médias internationaux avec images filmées à l’appui6, le ministère turc des affaires étrangères a nié toute implication d’Ankara à cette opération, sans oublier de faire tout un tapage publicitaire autour de l’octroi d’un refuge à certains Arméniens de Kessab en le présentant comme la politique « d’accueil à bras ouverts de sa propre diaspora ».
Le deuxième incident dangereux a eu lieu le 21 septembre 2014, date du 23ème anniversaire de l’indépendance de l’Arménie, lorsque des membres du même groupement terroriste ont dynamité l’église arménienne des Saints Martyrs et le mémorial du Génocide — adjacent de la ville syrienne de Deir-es-Zor — qui symbolise le Génocide arménien et où étaient recueillis de nombreux reliques des martyrs et qui, le 24 avril de chaque année, devient un lieu de pèlerinage pour des milliers d’Arméniens7. Ankara ayant des liens profonds par ses réseaux de reconnaissance et d’agents aurait pu parfaitement influer sur le choix de la cible. Or, après l’incident, des informations relatives au « marché mutuellement avantageux » entre eux ont filtré encore une fois dans la presse internationale.
Il est à noter que la veille même de cet acte de vandalisme le Catholicos de la Grande Maison de Cilicie Aram I avait annoncé, lors de la cinquième conférence Arménie-Diaspora, son intention de saisir prochainement la Cour constitutionnelle de Turquie, demandant la restitution du siège historique du catholicosat de Cilicie à Sis et, en cas de refus d’Ankara, de poursuivre la requête devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. C’est lors de cette même conférence que Serge Sargsyan a parlé de son intention de rappeler les deux protocoles arméno-turcs à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale, en qualifiant la politique conduite par les autorités turques actuelles de négationnisme perfectionné.
On peut croire qu’à l’avenir la stratégie implicite et indirecte de la Turquie visant à influer par ces méthodes sur la volonté de l’Arménie et de la Diaspora arménienne va augmenter davantage les risques pour les Arméniens et les monuments du patrimoine arménien, surtout au Proche-Orient, voire sur le territoire de la Turquie. D’abord comme cible d’attaques, puis comme objets de « sollicitudes » de la part des autorités turques et, finalement, comme objet de battage publicitaire.
Le conflit du Karabakh à nouveau prétexte à la non ouverture de la frontière, mais passage obligé pour la politique de conditions préalables
La méfiance ou les préjugés n’auraient pas surgis lors de l’analyse de démarches et d’approches du gouvernement turc évoquées ci-dessus, ainsi que de sa disponibilité de s’engager, avec l’Arménie, sur la voie de dialogue nouveau et ouvert s’il n’y avait pas une circonstance substantielle.
Bien sûr, la Turquie sait parfaitement que la preuve la plus irréfutable de sa politique ouvertement hostile et malveillante envers l’Arménie est que la frontière arméno-turque demeure fermée, et que cette dernière est encerclée conjointement avec l’Azerbaïdjan. Aussi, les autorités turques sont conscientes que l’ouverture de la frontière arméno-turque (même sans établissement de relations diplomatiques) est la voie la plus courte et la plus efficace pour la mise en place d’une ambiance de confiance nécessaire à la reprise du dialogue qui serait perçue à Erevan comme un signe évident de renoncement à la politique répressive à son encontre.
Il convient de rappeler qu’à l’époque où Ankara et Erevan s’échangeaient les messages dont il a été question ou, plus exactement, pendant les jours où le ministre Davutoğlu commentait la politique arménienne d’Erdoğan et sa disponibilité à remettre sur les rails le processus de réconciliation, des événements très importants sont survenus sur l’axe d’affrontements arméno-azéri.
La trace de l’implication turque qui crée la trame de ces événements semble créer des raisons de « poids » pour la non ouverture de la frontière avec l’Arménie et l’augmentation de la pression sur Erevan en y associant l’axe parallèle. Comme il a été prouvé par le passé, la reprise des hostilités dans la zone de conflit du Karabakh est la voie la plus courte.
La partie azérie a violé d’abord brutalement et de façon inédite le régime du cessez-le-feu le 5 mai, au Nakhitchévan, entraînant des pertes humaines. Au cours de l’histoire de l’accord de cessez-le-feu, conclu en mai 1994 entre les trois parties du conflit du Karabakh, l’Arménie, la RHK et l’Azerbaïdjan, cela était très inhabituel dans ce secteur de la frontière8. Non seulement les experts militaires arméniens, mais également le ministre de la défense de la RA ont parlé sans équivoque de l’implication turque.
Les experts ont rappelé que l’unité créée le 20 décembre 2013 par décret du président azerbaïdjanais Ilham Aliev sur la base du cinquième corps d’armée du Nakhitchévan et sous le nom d’armée complète « a toujours été sous l’attention vigilante des forces armées turques et on pourrait dire qu’elle est en quelque sorte le corps expéditionnaire de cette armée »9.
Le ministre arménien de la défense Seyran Ohanian aussi a fait une telle allusion en se référant aux données fournies par le renseignement militaire : « Le secteur du Nakhitchévan est spécifique dans les forces armées de l’Azerbaïdjan, parce qu’on y a constitué une armée au complet, distincte, et durant sa formation nous avons toujours été renseignés de l’assistance turque, de présence sur ce territoire de mercenaires, ainsi que de petites unités »10.
Dans notre analyse consacrée à cet incident11, outre les motivations de l’Azerbaïdjan d’activer le conflit ou le lien du processus d’adhésion de l’Arménie à l’Union économique eurasiatique (« Avec le Karabakh ou sans lui ? ») nous avions abordé également quelques objectifs liés à l’implication turque.
1) La tension à la frontière du Nakhitchévan signifiait exciter les grandes puissances comme l’Iran, mais en premier lieu la Turquie, ce qui signifie à son tour l’entraîner indirectement dans les affaires du Caucase où l’implication grandissante de la Russie est une réalité.
2) Cette tension était liée aussi à la IVe session du Conseil de coopération des Etats turcophones se tenant à la même époque dans la ville de Bodrum avec la participation des présidents turc, azerbaïdjanais, kazakh et turkmène qui, pour contrebalancer le projet d’intégration eurasiatique promu par la Russie, poursuit également le but de création d’une zone de libre échange avec les pays ciblés par Moscou et en particulier ceux du Caucase.
3) Outre l’intégration économique et politique des pays turcophones dont il a été question à Bodrum, le président azéri avait fait inscrire aussi à l’ordre du jour la question de solution du problème du Haut Karabakh dans le cadre de son intégrité territoriale et celle de mettre en œuvre les quatre résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU12.
Si en juillet-août la Turquie était plongée d’un côté dans la campagne présidentielle du 10 août, de l’autre, pendant la provocation d’envergure déployée par Bakou à la même époque elle s’est repositionnée en tant que partie poursuivant et soutenant les intérêts de l’Azerbaïdjan. Les preuves de son soutien politique et moral à l’Azerbaïdjan sont nombreuses, même si celles de sa participation militaire directe n’existent pas pour l’instant.
Citons parmi celles-ci le traitement de soldats azéris blessés dans les hôpitaux turcs de la part de l’Agence turque de coopération internationale et de développement (Turkish International Cooperation and Development Agency (TIKA)). D’ailleurs les soupçons qu’il s’agirait en réalité de citoyens turcs ou que leur nombre serait plus que les trois blessés annoncés n’ont pas été dissipés13. Le président de la Grande assemblée nationale de Turquie Cemil Čiček14 et le ministre des affaires étrangères Davutoğlu15 leur ayant rendu visite ont saisi l’occasion pour faire des déclarations non seulement morales, mais aussi politiques, soutenant l’Azerbaïdjan et sa politique d’aventurier.
Quelques autres événements qui ont suivi ont montré à l’évidence ne serait-ce que l’implication politique ou la motivation de la Turquie dans l’exacerbation du conflit. Après la rencontre tripartite des ministres de la défense de l’Azerbaïdjan, de la Turquie et de la Géorgie tenue le 19 août au Nakhitchévan il a été annoncé que « les trois pays feront des exercices militaires conjoints dont le but est l’augmentation de la capacité combative des forces armées », ainsi que « la défense conjointe des infrastructures énergétiques et des communications de la région » tandis que l’objectif de la rencontre de Nakhitchévan serait « l’examen et la signature du plan de mesures visant à renforcer la sécurité de tous les sites stratégiques ».
Par ailleurs, il avait été décidé de convoquer à l’avenir des rencontres similaires à Tbilissi et à Istanbul. Les experts militaires azéris et turcs estiment que cette initiative de la Turquie dans le domaine de la défense et de la sécurité devrait déboucher, à terme, sur la création d’une nouvelle alliance militaire16.
Ankara et Bakou avaient grand besoin d’éventuelle menace « pétrolière et gazière » émanant de l’Arménie, ce qui permettrait à la Turquie, en cas d’exacerbation du conflit, de s’y impliquer directement en tant qu’alliée et partie concernée, y compris pour porter des frappes à Erevan depuis le Nakhitchévan17. Les exercices militaires conjoints d’une envergure sans précédent de l’armée azérie avec les unités des forces armées turques (avec la participation d’environ 35.000 effectifs de tous les corps d’armée et l’expérimentation de tous les types d’armements) qui se sont tenus du 12 au 20 octobre sont certainement la suite de tout cela.
Plus tard, lors de sa toute première visite officielle en qualité de président de la Turquie que R.T. Erdoğan a effectuée à Bakou, le 2 septembre, il a déclaré que « N’importe quel règlement du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan autour du Haut Karabakh doit prendre en compte l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan », et la Turquie dont « la pierre angulaire de la politique extérieure doit être la paix et la stabilité au Sud Caucase considérera son soutien éventuel dans ces cadres »18.
Le jour suivant, lors de sa conférence de presse conjointe avec Ilham Aliev le président turc a déclaré qu’avant d’arranger ses relations avec la Turquie, l’Arménie doit établir la paix avec l’Azerbaïdjan, et cela doit être le problème numéro un pour Erevan. Faisant remarquer que le règlement du conflit du Haut Karabakh est une priorité pour la Turquie et un indice du niveau des relations entre les deux pays, Erdoğan avait ajouté : « Si le problème arméno-azéri est réglé, sera réglé également le problème arméno-turc. Cependant, si le premier n’est pas réglé, le second restera dans le même état. Nous l’avons déclaré aussi par le passé et je le réitère. Notre soutien dans cette question sera déterminé à l’avenir aussi »19.
Se préparant à se rendre au Pays de Galles pour y participer au sommet de l’OTAN, Erdoğan a promis déjà à Bakou de faire inscrire la question du Haut Karabakh à l’ordre du jour du sommet, en rappelant à l’Alliance atlantique l’importance des promesses faites à l’Azerbaïdjan, qu’il fallait tenir comme elle a tenu d’autres promesses faites à d’autres pays20.
Le 5 septembre, Erdoğan déclarait lors de la séance de la commission OTAN-Ukraine : «Il est important que l’OTAN tienne la promesse faite à l’Azerbaïdjan. Le règlement du problème du Karabakh dans le cadre de l’intégrité territoriale est d’une grande importance et ce conflit doit être résolu »21.
Erevan a considéré tout cela juste comme « un show pour sauver la face d’Aliev »22, alors qu’Ankara avait non seulement besoin de faire plaisir au petit frère ulcéré ou sauver sa face, mais également reprendre à nouveau, à propos du problème du Karabakh, les positions qui à deux reprises, en 1990-1994 et en 2008-2010 l’avaient aidé à ne pas ouvrir la frontière avec l’Arménie dans les circonstances de pression internationale et sans conditions préalables.
Au moins Ankara sait bien avoir suscité la curiosité de la communauté internationale par ses messages de mai et de juin, aussi faut-il s’attendre à des pressions importantes de la part de cette dernière. C’est pourquoi une nouvelle fois il se servait du conflit du Karabakh comme d’un instrument tactique. D’autant plus que le premier ministre Davutoğlu déclarait dans l’un des neuf points du Manifeste présenté le 21 août lors de son élection au poste de président du parti « Justice et Développement » et, lors de l’examen du programme de son nouveau gouvernement à la Grande assemblée nationale de Turquie que «Les points clés de l’ordre du jour de la politique étrangère de Turquie sont Chypre et le problème arménien ».
Face à une nouvelle affirmation de relancer les relations arméno-turques et sur fond d’éventuelles pressions internationales Ankara est conscient du risque de reconnaissance du Génocide de la part de certains pays de l’UE qui l’ont exploité de temps en temps en même temps que les questions chypriote, kurde et celle de la démocratie interne turque afin de ralentir, voire stopper son adhésion à la famille européenne. Cette fois-ci le Centenaire du Génocide et les déclarations d’Erevan se sont ajoutés à celles-ci.
Aussi, les autorités turques ont eu beau déclarer que l’UE resterait pour Ankara un objectif stratégique23, il est néanmoins évident que pour lui les axes turco-européen et turco-arménien sont implicitement liés, en conséquence la démarche dans le sens d’intensification du second exige, en tant que moyen tactique, l’activation du premier et vice versa.
Rien que l’ambitieuse conception de la « Nouvelle Turquie » et les voies pour y atteindre dont tous les critères ont été présentés par R. Erdoğan et A. Davutoğlu aussi bien lors du congrès de leur parti24 que devant le parlement turc (le fait de faire partie aux 10 puissances économiques du monde dans une « Marche sacrée » bourrée d’éléments islamiques) témoignaient plutôt des intentions de la Turquie de devenir non pas membre de l’UE, de plus aux couleurs religieuses, mais d’une puissance régionale. Par conséquent, il ne reste que gérer les risques au sujet de la question arménienne qui surgissent sur cette voie en provenance de l’UE, d’autres pays et d’Arménie.
Retour à la case départ ?
L’Arménie et la Turquie franchissent la date du centenaire du Génocide arménien de 1915 sans avoir tourné la page douloureuse de celui-ci, dans les conditions d’absence de relations diplomatiques, par des frontières fermées, avec le poids de la haine ancienne et nouvelle. Les deux rivaux se préparent à cette date mythique, chacun avec des préparatifs plus importants qu’à l’ordinaire, une détermination, des stratégies révisées, bien que pour tous les deux les incertitudes du passé soient plus nombreuses que les certitudes.
Depuis un peu plus de deux décennies, la Question arménienne avec ses composantes turque et, depuis les années 90, d’Artsakh (de Karabakh) qui s’y est ajoutée constitue le contenu déterminant des relations de l’Arménie avec la Turquie et l’Azerbaïdjan25. La principale force motrice dans les relations des parties demeure la haine d’antan ranimée par de nouveaux conflits ou leurs risques, par une politique malveillante et d’accusations mutuelles qui ne font qu’ouvrir et raviver la plaie non cicatrisée.
À peine lancée, la nouvelle tentative de réconciliation arméno-turque relancée en 2014 après une pause de quatre ans s’est déjà articulée intentionnellement, par les efforts d’Ankara, avec le problème du Karabakh, en tant que condition. La situation a quelque chose de déjà vu, à une exception près : dans les années 90, le conflit du Karabakh était parfaitement « chaud », alors qu’actuellement il risque à peine d’être activé à moins que des tentatives de sa plus grande exacerbation ne se manifestent pas.
Rien que cela montre à l’évidence que cette fois-ci encore la Turquie est intéressée exclusivement à faire semblant de vouloir régler le problème et, par le biais de demi-mesures, à franchir d’abord l’échéance du centenaire du Génocide, puis à faire traîner, ne serait-ce que pendant quelques années ou affaiblir le processus international de reconnaissance du Génocide.
Si l’influence du conflit du Karabakh sur les relations arméno-turques a toujours fait l’objet de discussions, le fait qu’Ankara ait très souvent affecté ce conflit par le biais de relations arméno-turques est resté dans l’ombre. Dans la politique régionale conduite par les actuelles autorités turques, tant la question arménienne que le conflit du Karabakh sont « multifonctionnels ». Conformément à la conception « Fond stratégique » d’Ahmet Davutoğlu, ils sont également des actifs stratégiques dont chacun peut se transformer en instrument tactique pour influer sur l’autre et vice versa.
Le processus de réconciliation arméno-turque pourrait enregistrer une avancée si on arrive à réduire au minimum non seulement le lien et l’influence réciproque de ces deux problèmes, mais également en privant la Turquie de toute les possibilités de les utiliser à des fins tactiques. Transformer la réconciliation arméno-turque en objectif stratégique pour Ankara suppose tout d’abord un contrôle quasi parfait du conflit du Karabakh, en excluant tous les risques de déstabilisation. Surtout que, comme le montre l’expérience, l’Azerbaïdjan, la Russie et la Turquie y sont souvent intéressés, bien sûr, en poursuivant des intérêts divers.
La dérive ou les secousses tectoniques des intérêts des grandes puissances dans la région du Caucase peuvent, bien entendu, motiver la Turquie pour poursuivre les grands objectifs de sa politique régionale, de s’y lancer, en manifestant de l’intérêt, dans ce contexte, pour un agenda arméno-turc de moindre importance. Cependant, de telles secousses exacerbent rapidement les problèmes sécuritaires qui s’opposent justement au rapprochement arméno-turc.
L’approche traditionnelle selon laquelle la progression du processus arméno-turc est possible en cas de percée dans le problème du Karabakh est peut-être aussi ratée que la position turque sur la question des conditions. Comme l’a montré l’expérience précédente, les tentatives de coordination des détails du Grand accord de règlement du conflit ont joué leur rôle dans l’approfondissement de l’impasse arméno-turque.
Pour la Turquie, les agendas européen et arménien aussi sont interconnectés et ont à la fois une signification stratégique et tactique qu’Ankara met en jeu de la même manière qu’il utilise le problème du Karabakh dans sa politique arménienne. C’est là qu’il faut trouver la clé de l’énigme. Il semble que la reconnaissance du Génocide par l’UE, les Etats-Unis et d’autres pays, et d’autre part la démocratisation en profondeur de la Turquie à la suite de son intégration européenne, seraient capables de priver ce pays de la possibilité de se servir de l’agenda arménien comme instrument tactique sur d’autres axes en le transformant en perspective stratégique inéluctable.
Pour l’instant, Erevan et Ankara avancent sur différentes lignes de forces qui font se rapprocher la haine, qu’elle soit ancienne ou nouvelle. L’objectif d’Ankara est de prendre sous son contrôle absolu toutes les questions de l’agenda arméno-turc avec tous ses bénéficiaires : reconnaissance du Génocide, problème du Karabakh, historiens étrangers et arméniens, promoteurs de la politique, Diaspora, en gérant toute seul le processus pendant plusieurs années. Erevan, quant à elle, en proclamant ouvertement comme objectif la reconnaissance internationale du Génocide, va essayer, par le biais de la Diaspora et des structures de lobbying, de retirer le problème du Génocide du contrôle exclusif d’Ankara en le transmettant à la communauté internationale et à l’opinion turque libre, ce qui va tout à fait dans le sens de l’approche internationale/européenne.
Les risques pour la réconciliation sont particulièrement importants en cette année de centenaire du Génocide. Les démarches politiques et semi-militaires répressives de la Turquie l’année dernière et cette année font penser que de telles manifestations, avec l’apparition de nouveaux foyers d’hostilité, sont possibles aussi dans un avenir proche. L’Arménie et la communauté internationale doivent être capables de maîtriser tous les risques, sinon la réconciliation et la normalisation de relations seront substituées par une haine grandissante.
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1. Les fonctionnaires turcs qui évoquaient jusque là le contenu des Protocoles signés déclaraient qu’ils concernaient la reconnaissance directe de la frontière interétatique et la reconnaissance indirecte de ses fondements, à savoir des traités de Kars et de Moscou de 1921 et la mise en place d’une commission gouvernementale d’historiens en vue de discuter du fait du Génocide. Tandis que, d’après la décision de la Cour constitutionnelle d’Arménie, les deux textes traitent exclusivement de l’ouverture de la frontière entre les deux pays, d’établissement de relations diplomatiques et de coopération dans certains domaines.
5. Stépan Safaryan, La Turquie, Al-Qaïda et le radicalisme islamique
6. Turkey ‘aided Islamist fighters’ in attack on Syrian town
7. Stépan Safaryan, Vandalisme contre l’église des Saints Martyrs : terrorisme ou crime prémédité ?
8. Stépan Safaryan, Frontière chaude arméno-azérie : la Turquie entrera-t-elle en jeu ?
9. Pour la première fois depuis la conclusion du cessez-le-feu l’armée arménienne a essuyé des pertes sensibles sur la frontière arméno-nakhidjévanaise, http://www.tert.am/am/news/2014/06/06/jox/
10. Seyran Ohanian/ Nous ferons tout pour que le calme relatif au Nakhitchévan soit maintenu, http://www.tert.am/am/news/2014/06/06/Seryan-ohanyan-comment/
11. Stépan Safaryan, Frontière chaude arméno-azérie : la Turquie entrera-t-elle en jeu ?
12. Remarquons que, surtout au courant de 2014, le président azéri dans ses nombreuses interventions, telles que dans son message de mai à l’occasion de l’anniversaire de la première République d’Azerbaïdjan, puis en juin, dans sa parole de bienvenue à la conférence de l’OSCE et dans son discours à la IVe session du Conseil de coopération des Etats turcophones à Bodrum, puis le 8 août à Sotchi, lors de la rencontre tripartite à l’initiative du président russe V. Poutine, a souligné une nouvelle fois le fait que les quatre résolutions du CS de l’ONU n’ont pas été accomplies. Rappelons à l’époque de la première résolution du CS de l’ONU adoptée suite aux opérations de Kelbadjar, le 30 avril 1993, la Turquie avait déclaré qu’en cas de non accomplissement de celle-ci il faudrait appliquer des sanctions à l’égard de l’ « agresseur », de même qu’elle a menacé à maintes reprises de le faire par son intervention militaire et par ses actions. Stépan Safaryan, Le conflit du Karabakh dans la politique arménienne de la Turquie.
13. Turkish parliament’s speaker visits wounded Azerbaijani soldiers and Gazans
14. Turkish parliament’s speaker visits wounded Azerbaijani soldiers and Gazans,
15. Turkish FM visits Azerbaijani soldiers wounded in battles with Armenians, http://www.news.az/articles/karabakh/91071
16. Stépan Safaryan, Bakou et Ankara entraîneraient-ils Tbilissi dans une nouvelle alliance militaire ou une nouvelle aventure ?
17. Stépan Safaryan, Défense antiaérienne des communications énergétiques et de transport :afterchocs d’août de Bakou ou début d’une nouvelle aventure ?
18. Erdogan says Nagorno-Karabakh peace is foreign priority, http://www.aa.com.tr/en/turkey/382946–erdogan-says-nagorno-karabakh-peace-is-foreign-priority
19. Erdogan: Armenia’s 1st task is peace with Azerbaijan,http://www.aa.com.tr/en/turkey/383280–erdogan-armenias-1st-task-is-peace-with-azerbaijan
20. Stépan Safaryan, Le nouveau message de l’OTAN au sujet du Karabakh
21. Эрдоган поднял вопросы Карабаха и Крыма на саммите НАТО / Erdoğan a soulevé les questions du Karabakh et de Crimée lors du sommet de l’OTAN/, http://www.regnum.ru/news/polit/1844569.html
22. Armenian President’s spokesman on Erdogan’s statement in Baku, http://www.panorama.am/am/politics/2014/09/04/a-saghatelyan/
23. New government to focus on EU and Kurdish bid, http://www.hurriyetdailynews.com/new-government-to-focus-on-eu-and-kurdish-bid.aspx?pageID=238&nid=71147&NewsCatID=338
24. The AKP’s manifest destiny, http://www.al-monitor.com/pulse/ru/originals/2014/08/turkey-akp-davutoglu-erdogan-manifest-akyol.html#
25. Styopa Safaryan, Le conflit du Karabakh dans la politique arménienne de la Turquie