Chargement

Entrez votre recherche

Un nouveau centenaire, entre problèmes du passé et futur incertain

Follow Me
Tweet

Hakob Badalyan

édacteur en chef du site Lragir

Dans cet article, Hakob Badalyan revient notamment sur la question des réparations, devenue d’une grande actualité, et cite les déclarations d’Aram 1er et de Garèguine II sur ce thème. Le journaliste aborde également une question souvent éludée, à savoir celle du pacte turco-russe de 1921 qui, selon lui, devra être révisé au cas où une reconnaissance internationale du Génocide des Arméniens aurait lieu. L’auteur déplore par ailleurs l’absence d’une référence à ce traité dans la Déclaration pan arménienne du Centenaire qui « ne peut pas être considérée comme un document reflétant de façon tangible la vision et la stratégie arméniennes concernant l’avenir des relations arméno-turques ». Évoquant les relations complexes qui lient Turquie, Azerbaïdjan, Russie et Arménie, l’auteur explique l’impasse territoriale dans laquelle se trouve le Sud-Caucase. Enfin, même s’il juge les rapprochements entre sociétés civiles turque et arménienne nécessaires et importants, ils restent pour lui insuffisants. Pour l’auteur, « c’est à la société turque de changer la Turquie, et à la société arménienne de changer l’Arménie ».

A Erevan, le nombre des myosotis autocollants plaqués sur les véhicules a nettement baissé. La représentation de cette fleur qui avait focalisé l’attention de l’opinion publique arménienne jusqu’au 24 avril a ensuite été remarquée le 19 mai dans la main du participant russe à l’Eurovision 2015. Après le point culminant du 24 avril, le 19 mai a en somme symboliquement montré qui détient l’avenir des relations arméno-turques, à savoir la Russie. Aujourd’hui comme hier, la Russie y joue en effet un rôle essentiel. L’affirmer ne signifie en rien s’adonner au culte de la prédestination mais tirer de la confrontation d’une série de facteurs la conclusion qui s’impose. Cela dit, il serait hautement insuffisant et erroné de faire dépendre l’avenir des relations arméno-turques de la seule Russie. Car les facteurs qui le conditionnent sont nombreux, et malgré l’influence et le rôle majeur qu’y tient la Russie, de ce point ce vue hors concurrence, il existe malgré tout quelques autres éléments à l’influence déterminante.

Au lendemain de la journée du centenaire : le 25 avril

Le myosotis était devenu le baromètre public de l’organisation générale des manifestations du centenaire du Génocide des Arméniens de l’Empire ottoman. Pour la société d’Arménie, il en était devenu la mesure essentielle. De sorte que la baisse d’intérêt dont il fait l’objet et le silence public qui l’entoure à présent s’interprètent comme le fait que le centenaire n’était qu’une manifestation qui s’est achevée, un sursaut qui – réussi ou pas, utile ou pas – a pris fin. C’est sans doute pour avoir perçu ces dispositions et cet état-d’esprit que dans son discours prononcé le 27 mai durant la session du Conseil d’administration du Fonds panarménien d’Arménie, Serge Sarkissian a déclaré que rien n’est terminé : « Je pense que nous aurons tous ensemble l’occasion de soumettre à une analyse complète le travail qui a été effectué à l’occasion du centenaire, et pas seulement pour montrer à quel point les gens y ont activement participé, mais aussi pour que nous en tirions les conséquences et que nous fassions en sorte que les manifestations des années suivantes soient encore plus satisfaisantes. Rien ne s’arrête avec le centenaire. Nous ne cesserons de travailler en ce sens tant que nous n’aurons pas obtenu la reconnaissance internationale du Génocide ».

Certes, il serait illogique que Serge Sarkissian ou quiconque déclarât le contraire en conseillant à chacun de « rentrer chez soi ». Actuellement, toute la question est de savoir ce qui va se passer après le centenaire (bien que la question ait été posée en parallèle durant toute la durée des manifestations du centenaire), ce que va faire l’Arménie, ce qui attend les relations arméno-turques. Dans le même temps, on pouvait difficilement s’attendre à ce que l’Arménie fût en mesure de présenter un programme de ses futures démarches compte tenu du fait que les relations arméno-turques relèvent d’un processus géopolitique large et englobant, qu’on ne peut pas entièrement planifier.

Tout le problème est de savoir comment se l’imaginent le pouvoir arménien, les forces politiques et la société arméniennes, les centres les plus influents de la politique mondiale, et la Turquie elle-même. Il s’avère que le centenaire et la période qui suit sont particulièrement complexes du point de vue de la politique mondiale, autant peut-être que celle-ci l’était à l’époque du Génocide. Comme il y a cent ans, un nouvel ordre mondial est en train de se mettre en place. Certes les processus d’hier et d’aujourd’hui sont fort semblables, mais ils ne sont pas identiques. Un simple exemple le montre : l’arménité d’il y a cent ans est aujourd’hui remplacée par l’Arménie, ce qui change fondamentalement la donne et fait des relations arméno-turques un des noyaux complexes du processus de réorganisation et de refonte de l’ordre mondial. Un noyau qui, tout en subissant la charge d’influences diverses, jouit potentiellement d’un poids assez décisif, pas seulement du point de vue des relations entre les deux pays et les deux peuples, mais au plan international.

On retrouve d’une certaine façon cette complexité et cette indécision dans la Déclaration panarménienne du centenaire, dont les auteurs ont manifestement veillé à n’oublier aucune donnée essentielle tout en s’abstenant de s’engager précisément pour l’avenir à court et long terme. En ce sens, si au premier abord la Déclaration semble apporter une réponse à une série de questions capitales, on constate qu’elle suscite en même temps de nouvelles questions relatives à ce que l’Arménie doit faire et entreprendre en matière de relations arméno-turques.

On sait ce dont on se souvient. Mais que veut-on ?

Ce qui prime, ici, c’est la question de la revendication. Un des faits primordiaux que l’on a pu enregistrer lors du centenaire, c’est que la question des réparations turques est devenue d’une grande actualité. Or ce thème est à la fois présent et absent de la Déclaration. Présent au niveau communautaire (pan-arménien), mais absent au niveau de l’État.

Dans une interview accordée au périodique New York Times le 29 mai, Aram Ier, catholicos de la Grande Maison de Cilicie, a évoqué comme suit le recours à la justice turque pour obtenir le retour des biens du catholicossat de Sis à l’Église arménienne : « C’était le siège de notre Église. À cette première démarche juridique doit succéder la seconde, sous la forme d’une demande de retour de tous les biens ecclésiastiques, de toutes les églises et monastères. Puis on passera à la demande de restitution des biens privés. Nous devons avancer pas à pas ». Or Aram Ier avait évoqué le sujet dès septembre 2014, en annonçant pour la première fois son intention lors du forum Arménie-Diaspora se déroulant à Erevan. Il est donc passé à l’action peu après le 24 avril 2015.

A suivi l’interview de Garèguine II, catholicos de Tous Les Arméniens, sur les ondes de La Voix de l’Amérique, où il a déclaré que le Saint-Siège d’Edjmiadzine s’apprête à saisir la Turquie d’une demande similaire. « Nous avons enjoint d’étudier le sujet, de sortir les documents d’archives. C’est une entreprise qui implique de sérieuses recherches ».

De son côté, dans une interview publiée dans Hurriyet le 24 avril, le président arménien Serge Sarkissian déclarait : « Depuis son indépendance, la République d’Arménie n’a jamais présenté à la Turquie ou à un quelconque autre pays de revendications territoriales. Cela n’a jamais figuré et ne figure pas à l’agenda de la politique extérieure de notre État. C’est clair. Nous sommes un membre à part entière et responsable, de la communauté internationale; en tant que pays-membre de l’ONU, nous comprenons notre rôle dans les relations internationales et nous respectons les principes du droit international, en escomptant au demeurant la même chose de notre voisin occidental. Or ce dernier persiste jusqu’à ce jour à fermer illégalement la frontière avec notre pays, ce qui en fait la dernière frontière fermée d’Europe, et pose d’inacceptables conditions préalables à l’établissement de relations diplomatiques avec l’Arménie, au mépris de la communauté internationale faisant office de médiateur, et de sa propre signature apposée au bas du document de Zürich ». Des propos que Serge Sarkissian a pratiquement réitérés le 27 avril au micro de Pozner, animateur d’une série d’émissions sur la première chaîne de télévision russe.

Notons que depuis l’indépendance de l’Arménie, cette position a été réaffirmée par chacun des trois présidents de la République d’Arménie. Ce qui importe ici, c’est moins l’approche de l’État que la question de savoir dans quelle mesure celle-ci est conciliable ou pas avec celle de l’ensemble de la communauté arménienne. Après tout, le terrain formel n’exclut pas la possibilité d’une divergence tactique laissant aux structures arméniennes le soin d’avoir des revendications de réparations envers la Turquie et à l’État arménien celui de déclarer qu’il n’en n’a pas, lui laissant la possibilité de soutenir en sous-main les demandes non étatiques. Notons que cela semble parfaitement logique et qu’il s’agit là d’une pratique couramment admise en politique internationale. Mais à quel point est-elle productive, justifiée, rationnelle, tout en étant parfaitement acceptable et compréhensible ? La situation se complique lorsque les parties — organisations particulières, diaspora et Etat arménien — ont des points de vue divergeant quant à cette demande de réparations.

Concrètement, il s’avère que la question des relations arméno-turques telles qu’elles doivent découler du processus de reconnaissance internationale du Génocide, est envisagée par l’Arménie et les Arméniens sous le seul angle du principe de réparation, d’où l’impression d’indécision et d’absence de coordination qui se dégage : c’est comme si la main droite, non contente d’ignorer ce que fait la main gauche, ignorait aussi ce qu’elle veut faire. Et une telle situation ne fait qu’accentuer à son tour la question de savoir ce que veut, en fin de compte, l’Arménie.

Dans Hurriyet, Serge Sarkissian dit : « Ce n’est pas nous qui avons brûlé les ponts de la réconciliation, et c’est même nous qui avons pris l’initiative de la réconciliation. Mais il nous est impossible d’ouvrir la porte dont nous n’avons pas la clef. Et même à l’heure où nous commémorons le centenaire de la disparition de nos victimes innocentes, nous déclarons que nous sommes prêts à normaliser nos relations avec la Turquie et à commencer le processus de réconciliation entre les peuples turc et arménien sans conditions préalables ».

Il est difficile de contester qu’il n’y a pas et qu’il ne peut pas y avoir d’alternative au processus de réconciliation arméno-turc. Difficile aussi de contester que ce processus pourrait être productif si l’Arménie et la Turquie en étaient les principaux maîtres d’œuvre. Or actuellement, le processus arméno-turc n’est arméno-turc que dans l’appellation, car ce label recouvre tout un tissu d’autres relations entre Russie et Turquie, Turquie et Etats-Unis d’Amérique, Turquie et Europe, Turquie et Azerbaïdjan. De sorte que si l’Arménie devrait faire office d’acteur principal dans les relations arméno-turques puisqu’elle se trouve en principe à l’intersection de ces relations multilatérales, elle est en fait privée d’y jouer un rôle autonome, d’où son absence de stratégie claire et sa soumission aux réalités géopolitiques, en particulier à la réalité du lien russo-turc. Or le lien entre la Turquie et la Russie est primordial dans tout ce qui concerne l’avenir des relations arméno-turques.

Le mémorable pacte turco-russe

La Turquie et la Russie sont les principaux bénéficiaires de la non-reconnaissance à ce jour du Génocide par divers États du monde. Avec le traité russo-turc de Kars, signé en 1921, ces deux États se sont en pratique partagé le butin géopolitique de la Première Guerre mondiale dans le Sud-Caucase, englobant l’héritage du Génocide des Arméniens. Autrement dit, ce traité scelle en pratique le partage de l’Arménie et du Caucase entre la Turquie et la Russie. Or en cas de reconnaissance internationale du Génocide, la question ne se terminera aucunement avec la transaction liée à l’indemnisation matérielle, en tout cas ne s’y limitera pas.

En effet, la reconnaissance internationale du Génocide des Arméniens conduira inévitablement à la révision du traité russo-turc. Elle créa les bases d’une révision de la carte régionale qui avait été dessinée au début du XXème siècle d’après les conséquences du Génocide. Ici ce ne sont pas seulement les revendications territoriales ou matérielles arméniennes à l’égard de la Turquie qui sont en cause, lesquelles ne constituent qu’un volet du grand dossier géopolitique induit par la reconnaissance internationale du Génocide. C’est la configuration de la carte régionale qui est ainsi posée sur la table, ce qui n’est pas sans avoir une grande influence sur le positionnement des forces géopolitiques.

De ce point de vue, la Turquie et la Russie sont des partenaires stratégiques, des alliés naturels liés entre eux par « la faute commune » qu’ils ont en pratique naguère commise contre le peuple arménien et l’Arménie.

A cet égard, il est pour le moins bizarre que la Déclaration pan-arménienne du centenaire ne fasse aucune référence au traité russo-turc de 1921, alors qu’il est proprement impossible d’imaginer résorber les conséquences du Génocide sans toucher à ce traité. Cette omission suffit à conclure que la Déclararation pan-arménienne n’a en réalité qu’une signification « morale », qu’elle ne recouvre pas toute l’étendue géopolitique de la question arménienne, et que ce faisant, elle ne peut pas être considérée comme un document reflétant de façon tangible la vision et la stratégie arméniennes concernant l’avenir des relations arméno-turques.

Or sans l’assurance que l’Arménie est prête à mettre la question du traité russo-turc à l’ordre du jour d’un examen international, ou sans les signes visibles qu’elle serait disposée à effectuer un pas dans ce sens, la motivation à le reconnaître des pays occidentaux les plus importants qui n’ont pas encore reconnu le Génocide, à le reconnaître —  en particulier celle des Etats-Unis qui ont, en la matière, un rôle indiscutablement essentiel — diminue sensiblement. Car ce qu’ils attendent de l’étape suivant la reconnaissance, c’est que l’Arménie soit un allié qui ait le cran de poser la question de la révision du traité russo-turc. En l’absence d’une telle disposition, la reconnaissance du Génocide ne serait, pour les États-Unis, qu’un « faux départ ».

Mais seule l’Arménie peut demander la révision du traité russo-turc et donc de la carte du Sud-Caucase telle qu’elle fut dessinée après la Première Guerre mondiale par la Turquie et la Russie, puisque ce traité entérine sa division et détermine sa frontière actuelle.

Le problème n’est pas que l’Arménie doive présenter à la Turquie des demandes en réparations territoriales ou autre. Le problème est que l’Arménie ne doit pas publiquement renoncer à les présenter, ce qui serait le cas si elle acceptait les clauses du traité russo-turc. Or une quelconque déclaration publique au sujet du traité russo-turc y équivaudrait.

À cet égard, notons qu’aucun président d’Arménie ne s’est vu sommé de souscrire publiquement à ce traité dans la mesure où les deux précédents présidents d’Arménie ont déclaré n’avoir aucune revendication par rapport à la Turquie. Or tant que ce traité russo-turc existe et tant que l’Arménie ne semble pas envisager des initiatives en vue de son examen et de sa révision après inscription à l’ordre du jour des questions internationales, la Turquie n’a aucun intérêt à instaurer des relations directes avec l’Arménie.

Pourtant, si tant est que l’Arménie se doit de tout faire pour résoudre la question arménienne, un de ses objectifs prioritaires devrait être le règlement des relations arméno-turques conformément aux normes de la civilisation et de façon à fournir une garantie stable de sécurité régionale et internationale. Si l’Arménie doit faire de la question de l’exigence de réparations un élément important de son arsenal en matière de politique étrangère, elle ne doit pas en faire un but en soi mais s’en servir comme d’un moyen d’amener la Turquie à dialoguer. Pour cela, l’Arménie doit être un sujet souverain apte à mener indépendamment le dialogue, à avoir son propre agenda et sa propre stratégie de règlement des relations arméno-turques.

Pour la Turquie, le problème est différent. La question arménienne a beau lui être source de problèmes, voire être un casse-tête, elle lui offre aussi dans le même temps le moyen de manœuvrer entre l’Europe et la Russie. Présentement, il semble que cette manœuvre constitue le pivot de la politique extérieure turque. En effet, le président turc Recep Tayyip Erdoğan veut soustraire la Turquie de l’influence européenne et en faire un acteur géopolitique autonome qui soit l’interlocuteur privilégié des centres de décision géopolitique. Ankara pense que le contexte actuel de tension entre l’Europe et la Russie lui offre l’occasion propice à une telle manœuvre, qu’il peut en tirer des avantages et renforcer sa liberté d’action. En face, on constate que la politique occidentale n’a pas, à l’évidence, de solutions nouvelles en ce qui concerne la Turquie, et qu’elle continue à considérer ce pays comme le dernier bastion du territoire européen, même si ces derniers temps ce bastion se montre clairement rétif.

La question arménienne a été, est et restera une carte importante de l’Occident contre la Turquie, mais cette dernière a réussi et réussira à neutraliser sa conséquence fatale tant que l’Arménie et le Sud-Caucase sont considérés comme faisant partie de la sphère de domination russe. Dans un tel contexte, aux yeux de la communauté « européano-atlantique », la Turquie continue à être considérée comme l’élément le plus actif pour contrer l’influence russe dans la région. C’est aussi la raison pour laquelle la communauté internationale a toujours fait en sorte que la pression exercée sur la Turquie par le biais de la question arménienne n’atteigne jamais un seuil critique.

Au lieu de la fracture, l’impasse

Du coup, on ne voit pas se profiler à l’horizon de changement dans la répartition ou dans la relation des forces en présence qui puisse induire à son tour un changement de motivation des acteurs concernés. Il est donc peu vraisemblable que l’on assiste à des évolutions fondamentales du point de vue des perspectives de la réconciliation arméno-turque. Quoi qu’il en soit, on distingue actuellement deux vecteurs dont l’évolution pourrait conduire à une nouvelle configuration.

Je fais référence aux négociations portant sur le programme nucléaire iranien et à celles concernant le conflit d’Artsakh (actuel Haut-Karabagh, Ndlr).

Le règlement du dernier différend entre l’Iran et l’Occident pourrait bien ouvrir la voie à une modification des forces en présence dans le Sud-Caucase. Mais on ne doit pas attendre d’une telle évolution qu’elle ait une issue rapide, et même en cas de succès, il ne s’agit là que d’une perspective à long terme.

En revanche, avec la proposition que l’Azerbaïdjan a indirectement adressée à la Russie, la situation semble prendre une coloration nouvelle du côté du processus de règlement du conflit d’Artsakh. Ainsi Bakou s’est dit prêt à examiner la question de son adhésion à l’Union eurasienne si le conflit d’Artsakh est résolu. La proposition azerbaïdjanaise est on ne peut plus claire. Si Moscou force l’Arménie à faire des concessions territoriales, l’Azerbaïdjan pourrait adhérer à l’Union eurasienne. Et cela pourrait même influer sur le cours des relations arméno-turques dans la mesure où la Turquie pose la concession arménienne dans le conflit arméno-azéri comme une condition préalable à la normalisation de ses relations avec l’Arménie. Aux alentours du 24 avril, le Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu avait déclaré qu’Ankara est prêt à ouvrir la frontière arméno-turque si l’Arménie rendait ne serait-ce qu’un district à l’Azerbaïdjan. La Russie n’a pas directement répondu à la proposition indirecte de l’Azerbaïdjan, mais elle a déclaré que le règlement du conflit d’Artsakh reste une des priorités de sa politique extérieure.

Après le gel des Protocoles arméno-turcs, tant Moscou que Washington et Bruxelles ont déclaré qu’il est inacceptable de faire dépendre la normalisation des relations arméno-turques au règlement du conflit d’Artsakh. Mais la Turquie continue malgré tout à établir un lien entre les deux, ce qui renforce le côté insoluble de la situation et l’impasse où nous nous trouvons, puisqu’une telle formulation est par principe inacceptable pour l’Arménie et ne souffre de sa part d’aucune discussion.

Notons au passage que les situations d’impasse en matière territoriale semblent être devenues la norme dans le Sud-Caucase.

Le règlement des relations arméno-turques et la réconciliation arméno-turque pouvaient constituer une étape décisive dans la levée de l’impasse dans le Sud-Caucase. La commémoration du centenaire offrait une excellente occasion à cet égard, car elle pouvait amener la Turquie à comprendre la nécessité du dialogue avec l’Arménie comme nœud de la résolution de la question arménienne et condition d’une réduction drastique des problèmes mondiaux. Le problème n’est pas que la Turquie se hâte de s’entendre avec l’Arménie après une ou deux reconnaissances supplémentaires. Le problème est qu’elle doit changer de logique dans sa façon d’envisager la question arménienne et son rôle géopolitique. Et ici, c’est d’abord l’Arménie qui doit être la plus intéressée à ce que la Turquie évolue au point de rentrer dans un processus de normalisation franc et égalitaire.

Mais la suprématie russe sur l’Arménie fait que la Turquie préfère résorber la question arménienne non pas en dialoguant directement avec l’Arménie, mais via la Russie.

Dans ce contexte, l’annonce par l’ambassadeur américain en Arménie, Richard Mills, quelques jours après le 24 avril, d’une réduction des programmes de financement destinés à favoriser la réconciliation arméno-turque, témoigne de la désillusion occidentale. De la sorte, les États-Unis font comprendre qu’ils considèrent qu’il est vain d’imaginer une réconciliation arméno-turque dans la configuration actuelle des relations régionales.

De son côté, Moscou a deux raisons essentielles de ne pas être motivé à changer l’état en vigueur : d’une part la perspective d’une révision du traité de Kars, et de l’autre celle de l’ouverture de la frontière arméno-turque telle qu’elle est définie par le traité en question, puisque cette ouverture et la réconciliation arméno-turque réduiraient l’emprise politico-militaire de la Russie sur l’Arménie à un niveau négligeable. Comme on le voit, l’avenir des relations arméno-turques est placé entre de bonnes mains (russes) dans lesquelles il arrive qu’y soit plaqué un myosotis, histoire de consoler l’Arménie et le peuple arménien.

L’avenir des deux sera compatible si chacun reste à sa place

Un tel lot de consolation en matière de relations arméno-turques est important en ce qu’il limite la conscience nationale en la matière à la sphère émotionnelle, et en ce qu’il offre un dérivé à la discussion sur le problème politique de fond. La question arménienne est une ressource pour l’Arménie, et comme toute ressource, elle doit nécessairement faire l’objet d’une gestion. Or la bonne gestion des ressources dépend également du soutien de l’opinion publique. Quand, dans le domaine si capital de la politique extérieure, l’État phagocyte l’opinion publique en l’enfermant dans le carcan de conceptions intellectuelles et de perceptions émotionnelles, on constate que c’est alors la société elle-même qui est maîtrisée et régie comme bon lui semble.

Cependant le monde change en permanence, plus ou moins rapidement. D’où le fait que les questions sans solution universelle subissent également le cours de changements perpétuels. Dans un tel contexte, la question des relations arméno-turques et la question arménienne n’ont pas de solution unique et sont soumises au train irrémédiable des changements internationaux. Cela implique que la partie arménienne procède en permanence à une reconsidération de ses positions, pour être toujours prête à faire face à des changements d’envergure.

Le même problème se pose d’ailleurs à la société turque, dont la vision des relations arméno-turques tant d’un point de vue historique que présent et futur, n’est pas moins limitée par des blocages. La normalisation des relations avec l’Arménie est nécessaire à la Turquie non seulement pour lui permettre d’échapper aux pressions internationales incessantes dont elle fait l’objet, mais aussi pour ouvrir à sa société le chemin de la civilisation de pointe. Or actuellement, alors que le conflit civilisationnel s’est renforcé dans le monde, le fait de se couper de la civilisation à la pointe du progrès pose un grave problème à toute société quelle qu’elle soit, tant du point de vue économique que politique et sécuritaire.

De ce point de vue les problèmes sont identiques pour les deux sociétés, arménienne et turque, et il est très important que des processus de rapprochements civils s’établissent en parallèle de la politique. Dans le même temps, on en est arrivé aujourd’hui à un point qui montre à l’évidence que les rapprochements civils, tout en étant nécessaires et importants, sont insuffisants. Pour les deux sociétés en question, l’enjeu actuel est d’arriver à un résultat sur leur propre terrain. Certes, il est très important que les liens réciproques entre les deux sociétés continuent, mais elles ont présentement bien mieux à faire chacune à sa place, car c’est à la société turque de changer la Turquie, et à la société arménienne de changer l’Arménie. C’est cela qui changera la perspective des relations arméno-turques, qui calmera et apaisera l’histoire sur la base de la justice, et qui permettra aux deux voisins de concilier leur avenir.