S’il convient de poser la question des revendications des arméniens vis-à-vis de la Turquie concernant le Génocide de 1915, il faut aussi déterminer qui peut les représenter juridiquement ; la République d’Arménie ? La Diaspora Arménienne, qui ne constitue pas une entité juridique ? Les descendants des victimes du Génocide des Arméniens, qui se trouvent en Arménie et en Diaspora ?
Rodney Dakessian, juge libanais et docteur en droit public dont le sujet de thèse portait sur « Les effets juridiques des massacres commis contre les Arméniens en 1915 et leurs modes de résolutions judiciaires et extrajudiciaires possibles » tente de répondre à ces questions. Il revient sur le statut juridique de l’Arménie, son intérêt à se présenter devant la Justice et son droit d’invoquer la responsabilité turque dans le cas du génocide arménien. Selon lui, même si l’Arménie en tant qu’état n’existait pas lors des massacres de 1915, le droit international lui permettrait de demander des réparations à la Turquie ; pays qu’il considère comme responsable au moins moralement du génocide arménien.
Le 29 novembre 1920 naît la République soviétique d’Arménie qui ne couvre qu’une petite partie du territoire historique de l’Arménie. Presque cinq années ont déjà passé depuis le début des massacres de 1915 et deux ans après l’achèvement des opérations de destruction qui ont touché les Arméniens ottomans. Ce n’est que le 21 septembre 1991 que, suite à l’effondrement du bloc soviétique, l’Arménie accède à son indépendance définitive.
L’État arménien n’existait alors pas au moment de la perpétration du crime. Ainsi, la première chose qui nous vient à l’esprit c’est d’apprécier le statut juridique de l’Arménie et son intérêt à se présenter devant la Justice.
D’un autre côté, l’obligation de réparer tout manquement au droit est impliquée par toute règle juridique et présente un caractère d’automaticité. Ce que la Cour permanente de Justice internationale exprimait déjà en ces termes : « la Cour constate qu’il s’agit d’un principe de droit international, voire d’une conception générale du droit, que toute violation d’un engagement comporte l’obligation de réparer » ; obligation de réparer « dans une forme adéquate », avait-elle précisé peu auparavant dans la même affaire. Ces principes s’appliquent aux États comme aux organisations internationales.
En ce qui concerne les États, l’article 31 du projet d’articles de la Commission du droit international précise que « l’État responsable est tenu de réparer intégralement le préjudice causé par le fait internationalement illicite ». Il s’agit là de l’énoncé d’une règle bien établie et consacrée par une jurisprudence ferme et constante.
1. Titulaire du droit d’invoquer la responsabilité turque dans le cas du génocide arménien
La société internationale est marquée par un degré poussé de décentralisation ; contrairement à ce qui se passe dans l’État, il n’existe pas d’autorité centrale pouvant déclencher des « poursuites » contre un État ou une organisation internationale auquel un fait internationalement illicite peut être attribué.
Sans doute, les Nations Unies sont-elles dotées de pouvoirs coercitifs qui, en dernière analyse, peuvent être utilisés pour obliger un État à exécuter les obligations qui lui incombent en matière de responsabilité. Mais celle-ci ne s’inscrit pas dans le cadre du droit de la responsabilité : il s’agit de maintenir la paix et la sécurité internationales.
L’article 48 du projet de la Commission du droit international admet que « tout État autre qu’un État lésé est en droit d’invoquer la responsabilité d’un autre État si :… b) l’obligation violée est due à la communauté internationale dans son ensemble ». Cette disposition vise, sans s’y limiter, les violations graves d’obligations découlant de normes impératives du droit international général et, plus généralement, la violation des obligations erga omnes (à l’égard de tous, NDLR)
Les massacres ont été commis contre des Arméniens ottomans, vivant dans l’Empire ottoman. Ainsi, actuellement, quel État est en droit de réclamer les droits des victimes ? Est-ce l’Arménie, et si oui, pourquoi ?
À la lumière de la théorie des obligations erga omnes, on peut dire que tout État est en droit de réclamer la protection de l’ordre international et de lutter contre les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les crimes de génocide.
La Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide est une norme impérative du droit international général, qui crée des obligations erga omnes. La violation de ces obligations découlant de cette norme confère à tous les États le droit et l’intérêt juridique de protéger ces droits et ces obligations. Cependant, et selon les conditions d’application de la théorie de la « protection diplomatique », il faut que les victimes soient des ressortissants de l’État lui-même et titulaires de sa nationalité (tout ceci a été confirmé par la Cour Internationale de Justice en 1970 dans l’affaire de la Barcelona Traction). En d’autres termes, l’État ne peut exercer sa protection diplomatique qu’au profit de ses nationaux, c’est-à-dire des personnes physiques et morales qui sont rattachées à lui par un lien de nationalité ou d’immatriculation. Lien qui lui permet d’affirmer sa compétence personnelle, fondement de l’exercice de la protection diplomatique.
Alors que dans le cas présent, les victimes du crime de 1915 ne sont pas des ressortissants de l’État arménien, car comme cela a déjà été noté, l’État arménien n’existait pas au moment de la perpétration du crime.
Cependant et selon la jurisprudence, ce principe ne peut s’appliquer qu’en matière commerciale et financière, et pas dans des cas de crimes internationaux graves de violations à des obligations émanant de normes impératives de droit international général.
Pour cela, la situation change si l’on se place dans le cas de la violation par un État d’une obligation qu’il a de respecter erga omnes, c’est-à-dire à l’égard de tous les autres sujets de l’ordre juridique international.
Un État a le droit d’exercer la protection des victimes d’un génocide qui sont rattachés à lui par un lien légal, évident, religieux ou ethnique. Et ce lien existe pour l’État arménien, surtout que les victimes du crime étaient des Arméniens ottomans, c’est-à-dire des gens qui parlaient l’arménien, écrivait l’arménien, avaient des écoles arméniennes, une culture arménienne, des églises, des couvents, des maisons ainsi que des immeubles.
Dans ce contexte, on peut citer l’exemple du procès d’Adolf Eichmann, un des chefs nazis, qui s’est déroulé en Israël le 11 avril 1961, et où la Cour a affirmé le droit d’Israël d’agir en justice et de réclamer les droits des Juifs massacrés lors de l’Holocauste, malgré le fait qu’Israël n’existait pas lors des massacres. Un exemple très semblable au cas du génocide des Arméniens qui pourra bien être pris en considération.
Ainsi, l’Arménie est rattachée aux victimes du crime de 1915 par des liens ethnique, religieux, linguistique et culturel évidents, surtout que plusieurs des successeurs des victimes du génocide portent la nationalité arménienne. L’Arménie possède donc la qualité et l’intérêt juridique — surtout selon les articles 42 et 48 du projet de la Commission du droit international — au droit à l’action en responsabilité. Et cette action ne peut être entreprise que sur une échelle officielle, par l’intermédiaire de l’État arménien lui-même.
2. Légalité des revendications territoriales et effets d’une éventuelle reconnaissance turque
La notion de crime contre l’humanité se retrouve implicitement dans l’article 230 du Traité de Sèvres de 1920 qui obligeait la Turquie « à livrer aux Alliés les personnes réclamées par celles-ci comme responsables des massacres qui, au cours de l’état de guerre, ont été commis sur tout territoire faisant, au 1er août 1914, parties de l’Empire ottoman. »
Le traité de Sèvres, du nom de la ville des Hauts-de-Seine, est conclu le 10 août 1920, peu après la Première Guerre mondiale. C’est un traité de paix entre les Alliés (France, Grande-Bretagne, Italie et Grèce) et l’Empire ottoman (le sultan Mehmed VI) sous l’égide de la Société des Nations, qui ne fut jamais ratifié par l’ensemble de ses signataires, mais qui consacrait clairement les droits territoriaux de l’Arménie.
Mais, malgré le fait que ce traité ne soit pas entré en vigueur, il demeure une source de preuves importante qui reconnait le génocide arménien et le caractère universel de sa condamnation en droit interne qui permet d’affirmer qu’il faisait partie des principes généraux du droit (au sens de l’art. 38 § 1, c du statut de la Cour permanente de Justice internationale ou de la Cour internationale de Justice) applicables à tous les États.
Cependant, il faudra mentionner qu’une reconnaissance turque du génocide arménien ne signifierait en aucun cas le droit à des réparations territoriales, vu les différents obstacles juridiques et jurisprudentiels à une éventuelle responsabilité juridique de la Turquie, qui laisse la place à une responsabilité purement morale.
Mais, cela dépend du contenu de la reconnaissance turque qui sera à mon avis défavorable aux Arméniens et ne viendra pas dans un contexte qui permettra aux Arméniens de promouvoir des revendications territoriales.
Donc, il convient de s’appuyer, dans le contexte des revendications territoriales arméniennes, sur le droit international conventionnel et la jurisprudence internationale, vu que le traité de 1920 ne peut être appliqué par manque de ratification des parties signataires.
L’obligation de réparer tout manquement au droit est impliquée par toute règle juridique et présente un caractère d’automaticité. L’article 31 du projet d’articles de la Commission de Droit International précise que « l’État responsable est tenu de réparer intégralement le préjudice causé par le fait internationalement illicite ». Cet article a été consacré aussi par la jurisprudence internationale.
Donc, conclure que la Turquie, continuatrice de l’Empire ottoman et non pas successeur, est responsable au moins moralement du génocide arménien, entrainerait des obligations à sa charge. Mais de quelle nature sont ces obligations ?
La première forme de réparation connue en droit international serait la remise des choses en l’état ou restitutio in integrum. Dans notre cas présent, il serait presque impossible de restaurer la situation de fait et de droit prévalant antérieurement au crime perpétré contre les Arméniens ottomans, surtout que ce crime a été commis depuis déjà presque une centaine d’années.
Il y aurait peut-être un moyen possible dans ce domaine – celui de la restitution des propriétés arméniennes – qui serait celui de recours devant la Cour européenne des droits de l’homme, qui est éventuellement compétente pour examiner les recours des héritiers des victimes du crime et des déportations qui ont eu lieu en 1915, et prononcer des jugements à cet égard. Surtout si le principe de non-rétroactivité des conventions et des traités a été surmonté ; vu également que l’article 1 du Protocole n°1 (protection de la propriété) de la Convention européenne des droits de l’homme garantit le droit à la propriété. Sans parler du fait que, la violation de ce droit (qui se manifeste par l’interdiction aux héritiers de se voir restituer leurs propriétés) et la négation du génocide arménien par la Turquie, restent des sujets d’actualité.
Ce qui encourage à tenter cette procédure, ce sont les différentes décisions prises par la Cour précitée, notamment dans l’affaire de Loizidou contre la Turquie (affaire n°40/1993/435/514), qui a été déférée à la Cour par le gouvernement de la République de Chypre, le 9 novembre 1993. Dans cette affaire, une ressortissante chypriote, Mme Titina Loizidou — qui avait été expulsée de son pays et interdite d’y retourner et dont les propriétés avaient été confisquées en 1974 — avait saisi la Commission européenne des droits de l’homme, le 22 juillet 1989, en vertu de l’article 25 de la Convention, afin de savoir si les faits concernant sa propriété relevaient d’un manquement de la Turquie aux exigences des articles 1 du Protocole 1 et 8 de la Convention. La Cour avait décidé dans un arrêt pris le 23 mars 1995 du remboursement de Mme Loizidou.
Dans le même contexte — celui de la restitution des propriétés arméniennes — il faut noter que les États-Unis d’Amérique ont adopté en 2004 une loi concernant les dommages subis par les étrangers, qui attribue aux tribunaux américains une compétence pour juger des affaires concernant des préjudices faits à des personnes étrangères et relevant de la violation des lois des nations ou d’un traité dont les États-Unis sont membres.
Ainsi, une action en justice pourrait être menée par les héritiers des victimes du génocide arménien contre la Turquie, devant les tribunaux américains. Si bien sûr cette loi de 2004 est appliquée avec un effet rétroactif, comme d’ailleurs cela s’est souvent produit aux États-Unis.
L’indemnisation est une deuxième forme de réparation. Il s’agit de la réparation des dommages causés aux Arméniens ottomans par le crime de 1915 et qui peut évidemment prendre la forme d’indemnisations.
Vu que la restitution, comme on a déjà vu antérieurement, est presque impossible, la réparation par équivalence ou l’indemnisation peuvent être la forme de réparation la plus réalisable dans le cas du génocide arménien.
Prenons comme exemple semblable et applicable, le cas de l’Holocauste perpétré par l’Allemagne nazie contre les Juifs pour lequel les entreprises allemandes continuent de rembourser des indemnités à la communauté juive. Ces remboursements peuvent être pris comme précédents dans le cas de la « question arménienne ». Tout cela bien sûr dans le cas où la Cour Internationale de Justice acceptera d’appliquer la Convention de 1948 avec un effet rétroactif.
La dernière forme de réparation connue en droit international et qui semble la plus adaptée et applicable à notre cas actuel, est la satisfaction : il s’agit d’un mode de réparation purement moral qui peut prendre la forme, par exemple, de regrets exprimés ou d’excuses présentées par l’État responsable.
La satisfaction, ainsi que l’indemnisation, nous paraissent les deux moyens de réparation les plus logiques, et pouvant être réalisables, d’autant plus que la satisfaction se révèle très applicable dans le cas de la « question arménienne » et que les Arméniens ont souvent réclamé des excuses de la part de la Turquie pour le crime de 1915, mais en vain.
À la vue de tout cela, on peut dire que la satisfaction se révèle comme un sujet essentiel et capital dans le cas du génocide arménien.