Juriste, ancien secrétaire général de La Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH)
Cet article expose de manière critique les thèses publiques qui ont actuellement cours et les actions en justice pendantes en ce qui concerne les réparations individuelles ou collectives réclamées par des institutions ou des particuliers arméniens de diaspora. Il fait suite à un exposé délivré à l’occasion d’une table-ronde organisée à Istanbul, le samedi 27 juin 2015, dans le cadre du projet REPAIR par l’ONG franco-arménienne Yerkir Europe et la Fondation turque Anadolu Kültür soutenu par la Fondation Friedrich-Ebert et l’Ambassade de France en Turquie.
Ces thèses ou déclarations soulèvent de nombreuses questions tant sur le plan politique que juridique. L’auteur de l’article analyse les approches et les affirmations des uns et des autres. L’objectif de la table-ronde comme de l’article est le même : dire certaines vérités tues par les organisations diasporiques, regarder en face ces réalités pour mieux agir, en somme lancer un débat pan-arménien, qui a été confisqué jusqu’ici.
Les organisations arméniennes à l’instar de l’État arménien font preuve d’aventurisme dans leur approche de la question des réparations du génocide arménien, alors qu’ils sont pourtant alertés des enjeux, avec pour conséquences des risques politiques et juridiques qui pourraient être pénalisants.
Nous avons pu l’observer dans l’affaire Perinçek c. Suisse ; la justice peut déboucher sur des décisions désagréables : la condamnation de Perinçek devant les juridictions suisses a abouti à un raisonnement totalement inattendu de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a remis en cause l’idée même que la réalité du génocide des Arméniens faisait consensus au niveau international. Il faut bien entendu relativiser le raisonnement, car la justice rendue ne relève pas d’une science exacte et son produit n’est pas immuable ; elle peut être contestée, ce qui est d’ailleurs le cas dans cette affaire. La jurisprudence évolue au rythme des événements de l’Histoire, des renversements d’alliances et des nouveaux besoins de l’ordre public, qu’il soit national ou international. Les sources du droit se modifient donc au gré de la pratique des États et des tribunaux. Aussi, la justice est faite d’incertitudes mais jamais de certitudes. Cela est d’autant plus vrai dans les relations internationales, où les raisons d’État priment sur la morale et la dignité humaine.
Sur le plan politique, nous pouvons observer le même type d’écueil : la résolution votée par le parlement belge en vue de la reconnaissance du génocide a débouché sur une formulation qui inclut un paragraphe pouvant s’interpréter comme libérant l’État turc actuel de toute obligation de réparation. On redécouvre par là même que la résolution votée le 18 juin 1987 au Parlement européen était déjà porteuse de ce paragraphe. La satisfaction exprimée par l’État arménien cache mal l’échec ressenti par les communautés arméniennes de diaspora.
I – Centenaire du génocide des Arméniens : un bilan en demi-teinte et l’impasse politique confirmée.
L’année 2015 marque un tournant dans la formulation de la cause arménienne. Toutes les communications politiques de ces douze derniers mois évoquent la nécessité de ne plus se limiter à l’exigence de reconnaissance du génocide mais d’y ajouter l’exigence des réparations pour les crimes commis et pour les dommages et pertes matériels causés à la nation arménienne. Cependant, la finalité politique et les bases juridiques de ces exigences sont sensiblement différentes selon les protagonistes ; la compréhension erratique de ce que recouvre ce nouveau mot du vocabulaire militant arménien en est certainement la cause. Si des groupes d’études se sont créé il y a déjà quelques années tant en Arménie qu’en diaspora sur la thématique des réparations du génocide et des restitutions de territoires, un seul a publié ses travaux, l’AGRSG (Armenian Genocide Reparations Study Group).
En 2015, le rappel médiatique du génocide des Arméniens a marqué des points auprès des opinions publiques. Sur le plan politique, quelques déclarations politiques de chefs d’État, et notamment celle du Pape François mais aussi quelques résolutions de parlements nationaux sont venus enrichir le tableau, mais ce dernier s’est partiellement assombri : les parlements espagnol et britannique ont reculé devant l’emploi du mot génocide ; de même que le président des États Unis. Israël n’a toujours pas soumis au vote de son parlement une résolution. Le Bundestag doit encore en discuter. La Belgique vient de voter une résolution de reconnaissance avec la conséquence que je viens de rappeler supra. Enfin, la République d’Arménie n’a réussi à réunir que quatre chefs d’États (Russie, France, Serbie, Chypre) à la cérémonie officielle du centenaire.
La Turquie a fait le dos rond, laissant passer le tsunami, renouvelant ses condoléances et partageant les souffrances, mais niant avec force la réalité du génocide, et nous observons déjà un mouvement de contre-attaque sur le terrain politique et diplomatique, qui ne s’exprimera pleinement qu’à partir de 2016 ; La Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme rendra également son avis définitif dans l’affaire Perinçek en ce début d’année 2016. Bien entendu, la Turquie a tenté cette diversion, honteuse pour un État aussi puissant, de célébrer la victoire de Gallipoli le 24 avril, mais globalement elle a porté sa bataille sur le plan politico-stratégique et précisément sur le champ relatif aux réparations : nul doute que la résolution du parlement belge qui reconnaît le génocide mais écarte toute responsabilité de l’État turc actuel soit le résultat d’un compromis négocié par sa diplomatie (la volte-face d’Emir Kir, élu belge d’origine turque, n’en serait-il pas l’indice ?). La Turquie a pris la mesure d’une stratégie visant les réparations et anticipe déjà les coups qui lui seront portés. La Partie arménienne (État + Diaspora) s’enferme dans le piège d’un processus qui privilégie exclusivement la reconnaissance politique du génocide.
Ce processus est un piège car pour que ce crime soit reconnu comme tel par la Turquie, seule une reconnaissance universelle du génocide des Arméniens ne lui laisserait plus d’échappatoire ; or, comme nous l’avons noté ci-dessus ce consensus est loin d’être atteint ; il ne pourra d’ailleurs jamais l’être si l’on compte le poids de la Turquie auprès des pays de la Conférence des pays islamiques ; et enfin s’il était atteint, il le serait trop tard pour exiger des réparations devant une quelconque juridiction.
Il convient en effet de souligner que la dimension temporelle est totalement ignorée par tous les acteurs arméniens, convaincus que le droit à réparation bénéficierait du principe de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. Sans rentrer dans le débat technique, qui nécessiterait une longue digression, ceci est une conviction contestable. Le temps passé depuis la fin du génocide, soit 100 ans (en 2016) appelle deux remarques : la règle de l’imprescriptibilité s’attache à la poursuite des auteurs d’un crime ou aux peines prononcées à leur encontre ; poursuites pénales qui en l’espèce ne sont plus possibles ; Aussi, le droit à réparation n’est pas directement concerné par ce principe. Ce droit rencontre par ailleurs d’autres obstacles juridiques temporels, en raison des critères qui sont imposés pour sa mise en œuvre. La réparation du préjudice subi, dans la logique civiliste, doit être adéquate, effective et rapide. 100 ans après les faits, les juridictions saisies pourraient être fondées à ne pas se reconnaître de compétence.
Globalement, nous pouvons affirmer que la cause arménienne est dans une impasse politique si elle en reste aux positions actuelles : d’un côté ceux qui veulent la reconnaissance politique du génocide avant d’engager des démarches contentieuses et/ou négociées de réclamations en réparations et de l’autre, la Turquie officielle, qui ne veut en aucun cas l’usage de ce mot et la reconnaissance de l’intention d’extermination et d’éradication totale des Arméniens ottomans. Paradoxalement, le cœur de cette impasse est précisément le mot génocide et son emploi tant du côté turc, et cela n’est pas nouveau, que du côté arménien, où cela a été rarement dit. Les Arméniens engagés dans la bataille pour la reconnaissance en ont fait un dogme, quelles que soient toutes les bonnes ou mauvaises raisons pour justifier cette position. Le mot génocide est un donc un dogme pour les deux parties opposées.
II – Tendances et postures des organisations arméniennes
Face à cette impasse, quelles sont les tendances actuelles observées ?
Certains préconisent la poursuite intensifiée de la lutte pour la reconnaissance politique du génocide ; c’est notamment la politique de la FRA (Fédération Révolutionnaire Arménienne dite Dachnaksoutioun) et de la République d’Arménie.
Cette dernière exerce en outre le jeu d’une diplomatie de prestige, mais aux objectifs peu convaincants d’un point de vue stratégique, en essayant de faire évoluer la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide vers des obligations de prévention renforcées.
D’autres proposent de concentrer les efforts sur le dialogue et les échanges avec la société civile turque ; d’être plus présents sur le terrain en Turquie ; On en trouve en France et en Amérique du Nord et en nombre de plus en plus important. Cependant, ils ne définissent aucun levier politique, aucun moyen de droit, ni aucune échéance temporelle. Ils espèrent au travers de la réconciliation des sociétés civiles une reconnaissance, inéluctable avec le développement de la connaissance, et imaginent des compensations. Certaines sont pertinentes mais rien n’est dit sur ce qui pourrait pousser la Turquie à les accepter. Par ailleurs, ils omettent un point essentiel : la réconciliation après un crime aussi atroce que celui qui a eu lieu et le droit à réparation ne pourront être effectifs sans que la vérité soit dite et ses éléments nommés ; cette affirmation a des prolongements inscrits dans le droit international.
Certains suggèrent une nouvelle stratégie basée sur les demandes en réparations, avec plusieurs variantes : les uns réclamant la restitution des biens nationaux et leur remise au Patriarcat de Constantinople/Istanbul ; les autres préconisant une justice transitionnelle, la création d’une commission vérité et réparation, où toutes les réparations sont envisagées, y compris des demandes de restitution de territoires.
L’État arménien entretient la confusion : la déclaration, prétendument pan-arménienne du centenaire (29 janvier 2015) contraste avec les prises de position publique du président arménien. Dans son interview au journal Hürriyet le 25 avril, il y affirme que « depuis son indépendance, la République d’Arménie n’a jamais présenté à la Turquie ou à un quelconque autre pays de revendications territoriales. Cela n’a jamais figuré et ne figure pas à l’agenda de la politique extérieure de notre État. C’est clair. Nous sommes un membre à part entière et responsable, de la communauté internationale; en tant que pays-membre de l’ONU, nous comprenons notre rôle dans les relations internationales et nous respectons les principes du droit international ».
L’opposition faite entre le statut de membre responsable des Nations Unies et respectueux du droit international et la négation de revendications territoriales est absurde. Par ailleurs, l’État arménien, contrairement à ses affirmations, fait cavalier seul et utilise la FRA comme faire valoir de son ouverture vers la diaspora sur la question des réparations. Maniant la technique du bluff, il montre de temps en temps du muscle mais entretient le rêve d’une négociation directe avec la Turquie, mais sous l’égide de son allié stratégique et imposant, la Russie.
Il peut être observé qu’aucune de ces orientations n’est exclusive des autres et qu’elles sont même complémentaires. Encore faudrait-il que les personnes ou entités à l’origine de ces initiatives en prennent conscience et cessent de penser qu’ils détiennent la solution ou qu’ils y réussiront seuls. Par ailleurs, cela met en relief l’absence de stratégie unique décidée par l’ensemble des forces politiques d’Arménie et de diaspora. Il est nécessaire, sous peine de nullité des décisions, qu’un débat extraordinaire pan-arménien se tienne à Erevan et qu’une équipe d’experts pluridisciplinaire prépare tous les éléments de ce débat pour qu’ils soient discutés en assemblée plénière et à huis clos.
III – Stratégies disparates, fondements juridiques questionnables, et rêveries politiques
Une alliance hautement opportune de la FRA et du gouvernement arménien qui aboutit à une surenchère dans l’expression des revendications
Le parti de la Fédération Révolutionnaire Arménienne (FRA), dit « Dachnak », a été actif dans le financement d’études et d’opinions juridiques en relation avec la question des réparations, ce qui montre le sérieux de sa démarche et de sa réflexion. Nous pouvons citer le rapport de l’AGRSG rendu public sous sa version finale en mars 2015, mais aussi le rapport d’experts juridiques internationaux du Groupe AGIR (Armenian Genocide International Reparation), dont le contenu reste confidentiel et que la FRA n’a pas diffusé à ses propres sections ou à l’Armenian National Committee (ANC), sa branche opérationnelle concernant la cause arménienne ; seuls l’Exécutif arménien et la Cour constitutionnelle en ont eu livraison. Mais comme la FRA l’indique elle-même avec insistance, ces travaux sont de simples consultations et ne reflètent pas nécessairement leur opinion.
La FRA est aussi le principal partenaire de l’État arménien dans la rédaction de la Déclaration du centenaire du 29 janvier 2015. La FRA avait préalablement publié un communiqué au terme de leur congrès général le 26 janvier 2015.
Dans la Déclaration pan-arménienne du Centenaire, il y a deux alinéas pertinents sur la question des réparations. Le premier exprime l’espoir que la reconnaissance et la condamnation du génocide des Arméniens par la Turquie servira de point de départ à la réconciliation historique entre les deux peuples. Le second souligne que le Traité de Paix de Sèvres du 10 août 1920 et l’Arbitrage du Président américain Woodrow Wilson rendu le 22 novembre 1920 sont les deux instruments à considérer pour réparer les conséquences du génocide des Arméniens. L’alinéa 6 de la Déclaration résume la stratégie: la volonté unie de l’Arménie et du peuple arménien d’aboutir à la reconnaissance mondiale du génocide des Arméniens et à l’élimination de ses conséquences, préparant à cette fin un dossier de réclamations juridiques, point de départ d’un processus de restauration des droits individuels, collectifs et pan-arméniens et des intérêts légitimes.
La Déclaration de la FRA est substantiellement différente. Si elle soutient la poursuite d’un plan coordonné au niveau pan-arménien pour la reconnaissance du génocide et la demande de réparations, elle fixe néanmoins de manière très directe un objectif stratégique, celui des revendications territoriales. Cette revendication n’est pas nouvelle mais en faire le premier objectif rend la construction d’une plateforme pan-arménienne d’action d’autant plus difficile ; or la FRA est un acteur incontournable de la cause arménienne en diaspora. Les autres grandes organisations diasporiques sont légalistes, c’est-à-dire suivront l’État arménien dans ses décisions ou dans sa passivité.
Une proposition de justice transitionnelle sous condition
L’Armenian Genocide Reparations Study Group (AGRSG) propose la voie de la justice transitionnelle mais avec un postulat de départ neutralisant. Ce groupe créé aux États Unis sous le leadership d’Henri Thériault (philosophie politique et sociale) réunit trois autres auteurs : Ara Papian (ancien diplomate arménien et champion de la thèse de la validité de l’Arbitrage de Wilson) ; Jermaine McCalpin (philosophie politique, spécialisé sur la justice transitionnelle, l’expérience sud-africaine, et la question des réparations morales de l’esclavage) et Alfred de Zayas (le seul juriste). Ils ont fait circuler un rapport préliminaire au dernier trimestre 2010 pour le compléter ou l’enrichir. Dans le rapport final publié en mars 2015, sensiblement plus modéré que le rapport initial, le Groupe reconnait que la recherche de réparations pour le génocide, particulièrement la demande de restitution de territoires, pourra difficilement aboutir et est donc impraticable dans les circonstances actuelles. Toutefois, il soumet l’idée que l’Histoire offre de nombreux exemples de situations, dont l’analyse à une époque donnée qualifiait des propositions d’irréalistes et sans chance de succès, et qui finalement s’est avérée erronée car des changements drastiques de contexte sont intervenus ultérieurement. Le Groupe adopte l’idée que, dès lors que la loi et l’éthique soutiennent une évolution, même très lointaine, un changement est toujours possible. Cette idée a toujours été le discours de la FRA. L’actualité politique et militaire dans la région leur donne momentanément raison.
Sur le plan juridique, le Groupe affirme des choses bien plus douteuses et sujettes à controverse. Il soutient que la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948) est applicable au cas arménien. Pour rappel, la Cour internationale de justice (CIJ) vient de rendre un arrêt déterminant qui va à l’encontre de cette idée (Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie) – Arrêt du 3 février 2015). Déjà en 2007, à l’occasion de l’arrêt Bosnie-Herzégovine contre Serbie la Cour avait énoncé des règles très strictes sur les faits pouvant être qualifiés de génocide. Le paragraphe 95 de l’arrêt est très clair sur la non rétroactivité de la Convention, et notamment sur l’obligation de prévention du crime de génocide, y compris des obligations qui auraient pu exister en droit international coutumier et que la Convention serait venue confirmer : « La Cour considère que l’obligation conventionnelle qui impose à l’État d’empêcher l’accomplissement d’un acte ne peut logiquement s’appliquer à des événements antérieurs à la date à laquelle cette obligation est devenue opposable audit État ; on ne saurait prévenir ce qui a déjà eu lieu. La logique, tout comme la présomption, consacrée à l’article 28 de la convention de Vienne sur le droit des traités, à l’encontre de l’application rétroactive des obligations conventionnelles, indique ainsi clairement que l’obligation de prévenir le génocide ne vaut que pour les actes qui pourraient être commis après l’entrée en vigueur de la convention sur le génocide pour l’État en cause. Rien dans celle-ci ou les travaux préparatoires ne suggère une autre conclusion, pas plus que le fait que la Convention ait eu pour objet de confirmer des obligations qui existaient déjà en droit international coutumier. L’État qui n’est pas encore partie à la Convention au moment où sont commis des actes de génocide pourrait bien avoir violé l’obligation que lui faisait le droit international coutumier de prévenir la perpétration de tels actes, mais le fait de devenir ultérieurement partie à la Convention n’a pas pour effet de l’assujettir a posteriori à l’obligation conventionnelle supplémentaire de prévenir la perpétration de tels actes. ».
Le Groupe soutient aussi qu’indépendamment de l’invalidité du Traité de Sèvres (dans sa première version du rapport, le Groupe soutenait sa validité), l’Arbitrage de Wilson pourrait être valide. Il argumente ainsi : alors que le Traité lui-même exigeait qu’il soit ratifié par les pays signataires pour entrer en vigueur (ce qui n’a pas eu lieu), les règles de l’arbitrage international seraient autres. Il soutient qu’une fois que l’arbitrage est rendu et accepté par les parties, la décision devient contraignante sur les parties référentes, même si d’autres instruments relatifs à l’affaire, tel un traité, entrent en vigueur ou pas, sous réserve que le processus d’arbitrage remplisse les quatre critères exigés pour une décision d’arbitrage valide et juridiquement contraignante (ce qui serait le cas selon le Groupe). De cette thèse, le Groupe tire la conclusion que la décision d’arbitrage de Wilson sur l’attribution de territoires à la République Arménienne (1918-1920) aurait été contraignante à cette date, indépendamment du fait que le Traité de Sèvres n’était pas ratifié. Cette thèse est bien fragile, car il pourrait lui être opposé une règle fondatrice du droit international de l’arbitrage qui énonce qu’en l’absence de compromis, aucun arbitrage n’est possible ; or le compromis en question était précisément le Traité de Sèvres, que le Groupe reconnaît comme invalide.
Au-delà des nombreuses autres questions et réponses proposées par l’AGRSG, le point central de leur stratégie est la création d’un mécanisme de justice transitionnelle ad hoc, qu’ils nomment pour la circonstance AGTRC (Armenian Genocide Truth and Rectification Commission), une commission vérité et réparation, et fixe comme postulat préalable à sa création la reconnaissance de la réalité du génocide des Arméniens par la Turquie. Ce qui en d’autres termes nous ramène à l’impasse politique décrite au début.
Le Collectif 2015 : une approche originale, essentiellement politique, mais dangereusement séduisante pour la Turquie
Cette organisation (basée en France et affiliée à L’Union internationale des organisations Terre et Culture) a rendu publique le 13 avril 2015 la Demande de Réparation et Demande de Restitution des Biens Nationaux et Autres Monuments Arméniens, déclaration par laquelle elle appelle la République de Turquie à restituer la totalité des biens nationaux confisqués aux Arméniens. Ces biens se composent des monastères, églises, chapelles, cimetières, hôpitaux, écoles, et autres immeubles communautaires, de même que leurs annexes, terres, forêts, et autres possessions. « La restitution de ces biens, à titre propre ou conservatoire, est demandée en vue de leur enregistrement au nom du Patriarcat arménien de Constantinople/Istanbul, dont les prérogatives et le statut [juridique] demandent à être étendus et raffermis, ou au bénéfice des fondations ad hoc qui seront constituées sous son égide pour les recevoir ».
Cette déclaration d’intention politique appelle deux commentaires : premièrement, de nombreuses institutions communautaires et religieuses d’Anatolie dépendaient et étaient la propriété du Patriarcat de Jérusalem. Ce dernier détient d’ailleurs toujours les titres de propriété de ces biens. D’autres, en nombre plus réduit (celles de Kars et Ardahan) étaient la propriété d’Etchmiadzin ; ils en détiennent également les titres. Enfin, il y a le Catholicosat de Sis (actuellement Kozan) en Cilicie, déjà revendiqué par Antélias. Aussi, il serait utile de comprendre comment cette proposition pourrait se réaliser au mépris des droits des véritables propriétaires ou sans concertation préalable avec tous les protagonistes. Deuxièmement, et le passé même récent en a offert des preuves, le Patriarcat apostolique arménien d’Istanbul a toujours été le point faible de la défense des intérêts de la communauté arménienne ; c’est notamment là où s’exprime le plus fortement l’empreinte et le contrôle de l’Exécutif turc sur la communauté arménienne, même si la nouvelle génération post-Hrant Dink bouscule quelque peu ce schéma. Il convient aussi de rappeler que le Patriarcat apostolique arménien n’a toujours pas de personnalité juridique et qu’avant de parler de renforcement de ses pouvoirs, il faudrait qu’il en ait (le Patriarcat catholique arménien a obtenu un statut juridique en 2015).
Cette proposition est originale, voire, par certains aspects, pragmatique, mais, pour d’autres, bien dangereuse. L’Exécutif turc verrait d’un bon œil des biens nationaux arméniens restitués à des institutions religieuse (Patriarcat) ou associative (fondation religieuse), qui toutes tomberaient sous son contrôle direct (à travers la Direction des Affaires Religieuses, la fameuse Diyanet).
Le Collectif développe ensuite le détail du mécanisme de restitution ou de compensation appelé de ses vœux. Il convient de remarquer que le Collectif n’exprime aucune revendication territoriale mais exige le rétablissement des droits politiques de la Société arménienne, de son patrimoine historique et matériel. Ils considèrent par ailleurs que le peuple arménien dans son entier a été exterminé sur le sol de sa patrie ; que cette Nation avait des droits qui ont été bafoués et niés, notamment ceux émergeant de la Constitution de 1863. En confisquant la patrie de cette Nation, l’Empire Ottoman a commis un crime politique.
Cette dernière affirmation appelle aussi deux commentaires : premièrement le Collectif s’écarte des autres organisations et de l’État arménien, qui mettent l’accent sur la reconnaissance préalable du génocide ; aucune précondition de ce type n’est instaurée dans leur Déclaration. Deuxièmement, quoique originale et méritant d’être explorée plus avant sur le plan juridique, notamment sur les droits de la Nation arménienne en relation avec ladite Constitution de 1863, la notion de crime politique, elle, laisse plus perplexe car elle n’est inscrite dans aucun instrument de droit international.
L’offensive politique du Catholicos Aram Ier : une initiative exemplaire mais une procédure incompréhensible
Le Catholicosat de Cilicie est très actif sur la question des restitutions du patrimoine religieux arménien, tant sur le plan politique que sur un plan plus opérationnel. Sa Sainteté Aram Ier a réuni en 2012 au Liban une conférence pluridisciplinaire d’experts, principalement historiens et juristes pour y discuter des différentes options offertes pour réclamer la restitution des propriétés religieuses, en n’omettant pas toutes les questions juridiques annexes liées aux réparations du génocide.
Le Catholicos Aram Ier, las d’attendre un engagement des autorités arméniennes, a lancé un processus juridique et politique, à grands renforts de médiatisation, pour réclamer la restitution du Siège du Catholicosat de Sis (aujourd’hui Kozan, province d’Adana), et de ses propriétés.
Entouré d’une équipe, composée d’historiens et de juristes, il a décidé de déposer un recours directement devant la Cour Constitutionnelle turque. Il justifie cette action comme une suite de la Conférence et assure que son équipe d’experts aurait considéré tous les obstacles que ce recours pourrait rencontrer durant la procédure, et d’affirmer que son objectif est d’atteindre le plus rapidement possible la Cour européenne des droits de l’homme et d’y créer un précédent juridique pour l’ensemble des restitutions de biens appartenant aux Églises.
La requête présentée pour la restitution de l’église et du monastère repose sur deux moyens de droit : le premier s’appuie sur la loi ottomane sur les « biens abandonnés » et l’obligation qu’elle recelait pour la protection de ces propriétés et celle de leur restitution aux propriétaires légitimes après la guerre ; le deuxième moyen soulevé argumente qu’un droit de culte, dérivant des dispositions du Traité de Lausanne, notamment de son article 38, serait inhérent à ces lieux.
Cette initiative du Catholicos, bien qu’elle soit bienvenue sur le plan politique pan-arménien car elle insuffle une dynamique et donne l’exemple à suivre, laisse dubitatif sur le plan procédural car la procédure choisie va à l’encontre de l’objectif recherché, à savoir atteindre la Cour européenne des droits de l’homme. Sauf miracle politique, la Cour constitutionnelle turque n’a aucune raison d’admettre cette requête, sans que des recours devant les tribunaux turcs de juridiction inférieure aient été déposés ; ce qui obligerait, si cela s’avérait ainsi, le requérant à reprendre sa procédure à zéro devant un tribunal de première instance ; Si le plaignant décidait de déposer une requête devant la Cour européenne pour contester la décision de la Cour constitutionnelle turque, alors elle se verrait opposée la même raison et sa requête serait déclarée inadmissible : seul l’épuisement des voies de recours internes à la Turquie peut donner accès à la Cour de Strasbourg ; on ne peut déroger à cette règle que dans des cas extrêmes et clairement identifiés. Les motifs avancés par le Catholicosat pour justifier de cette procédure dérogatoire semblent bien fragiles car les tribunaux turcs ont précisément dans le cadre de réclamations individuelles récentes ouvert une brèche dans la forteresse qu’était l’administration cadastrale et son refus d’accès aux archives.
Sur le plan de la stratégie juridique et politique, il est intéressant de noter que là aussi il n’y a aucune référence au génocide pour justifier la demande de restitution des biens religieux. La demande n’est pas politisée. C’est aussi la voie suivie par les avocats des requérants individuels devant les tribunaux turcs.
Les réclamations individuelles : portes fermées aux États Unis et brèches ouvertes en Turquie
Les premières réclamations individuelles ou groupées ont été déposées devant les juridictions étatsuniennes. Tout le monde a en tête les affaires New York Life Insurance et Axa Insurance, qui ont débouché sur des arbitrages négociés entre les compagnies d’assurances et les requérants. Ces affaires ne mettaient pas directement en cause la responsabilité de l’État turc.
D’autres affaires, en particulier l’affaire Harry Arzoumanian et autres c. Munchener Ruckversicherungs AG (compagnie d’assurance allemande), qui arguait de la reconnaissance politique du génocide par l’État de Californie, a vu le cours de la procédure être contrecarré par la justice fédérale américaine. La décision de la Cour d’appel du 9ème circuit, confirmée par un arrêt de la Cour Suprême des États Unis en mai 2013, a fait valoir que le jugement en faveur des requérants par les tribunaux californiens était susceptible d’affecter la politique étrangère des États Unis et les relations diplomatiques entre le gouvernement américain et la Turquie, et qu’en l’espèce le droit de préemption de l’Exécutif américain sur cette affaire était justifié.
La Cour suprême américaine a même rédigé une conclusion lapidaire sur les lois ou résolutions de reconnaissance du génocide des États fédérés ou autres collectivités locales étatsuniennes. Elle considère que ces textes sont simplement déclaratifs ou commémoratifs et que les juridictions californiennes ont outrepassé leur pouvoir en déduisant de ces lois des droits exécutoires basés sur des événements politiques aussi chargés qui sont intervenus sur un sol étranger il y a près d’un siècle.
On comprend mieux à la lumière de cette conclusion de la Cour suprême l’enjeu considérable que constitue l’emploi du mot génocide et la reconnaissance officielle par le président des États Unis. Un changement de doctrine et de mots du gouvernement américain ouvrirait la voie à des actions collectives et à des demandes de réparations et d’indemnisations considérables.
Les initiatives les plus récentes de réclamations individuelles sont intervenues en Turquie. Ces affaires intéressantes à observer et à suivre se déroulent devant les juridictions internes. Elles concernent des affaires d’expropriation ou de confiscation de propriétés. Les requérants détiennent des titres de propriété (ce qui n’est pas le cas de la très grande majorité des Arméniens descendants de victimes ou de rescapés du génocide). Zvart Sudjian (citoyenne américaine détenant des titres de propriété dans la région de Diyarbakir) est représentée et défendue par un cabinet d’avocats stambouliotes. Les fondements des requêtes sont essentiellement des demandes de restitution ou de compensation relatives aux propriétés confisquées. Les moyens de droit soulevés sont la protection du droit de propriété, le respect du droit d’accès aux archives cadastrales, et l’obligation de l’État [turc] à contrôler l’identification des véritables propriétaires avant de disposer de terres ou de propriétés, actuellement enregistrées comme biens appartenant à l’État.
Cette affaire Sudjian a connu un premier rebondissement en Cour d’appel sur un aspect purement procédural. La Cour a reconnu que l’État [l’administration cadastrale] n’avait pas fait toutes les recherches et démarches nécessaires pour retrouver l’identité des propriétaires des terres concédées en 1967, en l’espèce à l’autorité aéroportuaire de Diyarbakir. L’obstacle procédural étant levé, l’affaire a été renvoyée devant un tribunal de première instance pour un examen au fond.
Là encore, et les avocats de cette affaire insistent sur ce point, il n’y a pas de politisation. On ne peut trouver aucun argument en lien direct et ouvert avec la réalité de la commission du génocide et la responsabilité de l’État turc. Comme dans l’affaire du Catholicosat de Sis, l’objectif, en cas d’insatisfaction devant la justice turque, est d’aller devant la Cour européenne des droits de l’homme. La différence repose sur le fait que la procédure engagée se conforme avec la procédure d’extinction des voies de recours internes.
Conclusions
Cette présentation des différentes thèses n’est probablement pas exhaustive car de nombreuses initiatives individuelles ou collectives, connues ou méconnues, sont en préparation. Mais on peut déjà comprendre à travers ces quelques exemples combien l’élaboration d’une stratégie pan-arménienne unique sera difficile à réaliser.
On ne peut qu’encourager les initiatives individuelles, collectives ou institutionnelles visant à réclamer des restitutions ou des compensations de biens et propriétés privés devant les tribunaux turcs. L’intérêt stratégique est même de saturer ces tribunaux de telles demandes. Les réclamations de restitution des biens nationaux sont d’une nature totalement différente et ne peuvent être le fait d’une seule organisation.
Il faut toutefois maîtriser les risques juridiques pour préserver les intérêts collectifs, ceux des réclamations en réparation morale et pécuniaire pour le crime de masse commis contre les Arméniens ottomans. Les stratégies disparates observées, où la frontière entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif est difficile à fixer, recommandent la plus extrême vigilance. Il est urgent de créer à cet effet un centre de ressources expertes agréé qui pourrait conseiller tous ces requérants potentiels sur les erreurs de droit à ne pas commettre quant à la mise en avant du génocide et de la responsabilité de l’État turc.
L’attitude de l’État arménien serait dans cette perspective essentielle ; s’il ne veut pas s’engager directement dans cette bataille, il devra en soutenir le principe. Pour l’heure, se débattant dans d’autres problèmes existentiels à la fois politique, économique ou social, l’État arménien n’a pas d’intention manifeste de se lancer dans cette démarche et il ne coopère pas avec la diaspora. Son seul interlocuteur est la FRA alors que toutes les forces politiques du pays devraient être associées à ce débat, qui, avant d’être pan-arménien, est plus que jamais national ; les réparations pourraient avoir des effets majeurs sur l’avenir de ce pays, en termes de viabilité économique et politique.
Quant aux organisations arméniennes de diaspora et tous ceux qui se sont intronisés ou cooptés représentants ou leaders communautaires, alors que la majorité des Arméniens de diaspora ont pris leur distances ou s’enferment dans le silence, ils devraient entamer une double révolution : démocratiser les structures représentatives et cesser de mentir, d’une part, et réfléchir aux aspects dogmatiques de leurs revendications, d’autre part. Les réclamations individuelles vont se poursuivre et c’est une bonne chose, moyennant la réserve exprimée ci-dessus. Mais collectivement, quel est l’objectif de la diaspora : continuer cette bataille de tranchées autour du mot génocide et de toute la symbolique qui l’entoure, ou bien obtenir justice et réparation pour les crimes commis, en y associant la République d’Arménie, et tourner cette page sombre de l’Histoire ? Le paramètre temps, négligé par tous, pèse dangereusement sur la question des réparations, et s’il n’est pas pris en compte dans la réflexion stratégique, il s’invitera lors des réclamations en justice.